« NOUS, PEUPLES DES NATIONS UNIES » La Charte menacée, les Grandes Puissances, la doctrine…. Quelle démocratie pour la politique extérieure ? — Robert Charvin

The following article was published in the June 2024 issue of the International Review of Contemporary Law, the journal of the IADL, focusing on the 77th anniversary of the United Nations Charter.

Robert Charvin

« Le Burundi a la même souveraineté que les États-Unis. Cest loufoque ? Oui, cest loufoque . C’est contre-nature ? Oui, c’est contre-nature. C’est ce qu’on appelle la civilisation.

Ce n’est pas l’idée de Nation et de souveraineté qui a ravagé le XX° siècle, c’est celui d’Empire ».

                                                    Régis Debray

La part du droit dans les relations internationales a toujours été très limitée malgré les efforts apaisants des courants dominants de la doctrine qui reste en général optimiste et discrète sur le sujet. Sont en jeu la défense et la promotion des présupposés anthropologiques visant à transcender le droit positif existant.

C’est ainsi que dans les manuels de droit international, « on ne viole pas le droit international ». On le respecte, on l’interprète et seuls certains États-voyous sont les ennemis du Droit !

Lorsqu’un auteur, par exception, ose faire le constat que la régulation de la société internationale est « imparfaite »[1] il corrige cette assertion, pouvant être subversive, en précisant qu’il ne faut pas s’en affecter : « un certain désordre est non seulement inévitable mais souhaitable si l’on veut voir subsister la pluralité et la liberté des partenaires… ». Ce désordre d’ailleurs « ne résulte nullement du jeu de la puissance » qui est « cohésive et organisatrice », « comme le démontre l’hégémonie américaine ou la construction communautaire » ! Droit et puissance, ensemble ou séparément, feraient ainsi bon ménage.

Peut-être, au contraire, le temps est-il venu de rappeler les évidences banales, voire triviales et malséantes, sur les options dominantes des juristes et des Grandes Puissances, concernant la Charte des Nations Unies et le droit international[2].

La théorie chez les internationalistes académiques a aussi sa fonction critique, sous l’influence appuyée des juristes et politistes américains. Les juristes, malgré les contradictions, la complexité et la confusion croissantes de la « communauté internationale », ainsi qu’est qualifiée abusivement la société internationale, sont peu nombreux à rechercher les logiques qui s’affrontent et les forces profondes qui sont à l’œuvre dans le système international[3].

La doctrine exprime avec quelques réserves et contorsions propres à la personnalité de chaque auteur, la posture de leur État d’origine et globalement celle des Grandes Puissances. Celles-ci produisent le droit et l’interprètent, l’instrumentalisent ou le violent au gré de leurs intérêts tels qu’ils sont définis par leurs instances dirigeantes[4], les « décideurs », selon la formule de G. de Lacharrière[5].

Les États non dominants ne sont pas plus vertueux lorsqu’ils s’affrontent à plus faibles qu’eux. Ils ont moins de moyens pour être agresseurs et sont donc plus prudents. Ils ne peuvent exercer un fort « soft power » et user des normes comme le font les Grands. Ils sont ainsi objectivement sources de progrès dans les relations internationales, car comme le souligne Alain Supiot, « ce sont les plus faibles qui recherchent l’égalité et la justice », c’est-à-dire ceux qui en ont le plus besoin[6] !

Malgré la pratique des États et la sérénité docile de la doctrine dominante, le rôle du droit ne peut être pour autant sous-estimé[7]. S’il consacre à chaque moment de l’Histoire, avec plus ou moins d’adéquation, les rapports de force établis, il les limite aussi. Cette double fonction est particulièrement nette lors de la fin de la Seconde Guerre mondiale avec l’adoption de la Charte des Nations Unies, fruit d’une collaboration antifasciste inédite des Alliés occidentaux et soviétiques, au détriment des États vaincus. Les dispositions consacrées ne sont plus seulement au service de l’État, elles le sont aussi au service des peuples formellement reconnus comme acteurs principaux : « Nous, peuples des Nations Unies…. » !

La doctrine européenne et étasunienne dominante est cependant restée « réservée ». Avant la guerre, les internationalistes européens étaient quasi-unanimement favorables à la politique étrangère (y compris coloniale)[8] de leur pays. Après la guerre, avec quelques nuances, ils s’inscrivent en majorité dans une continuité[9], stimulée par un solide anti-marxisme et pour les Français, par leur attachement à leur empire colonial jugé « favorable aux peuples attardés », car « coloniser, c’est éduquer et affranchir »[10]. De 1947 à nos jours, la politique coloniale et l’approche critique des États du Sud demeurent la pierre de touche du conservatisme juridique.

Après l’appui à « l’Union Française », jugée déjà très « avancée » en dépit de ses ambiguïtés, la même position est adoptée en faveur de la « Communauté » de la Constitution de 1958 malgré ses institutions particulièrement floues : mise en place très tardivement, elle devait conduire à des accords de coopération entre la France et les États africains, ce qui n’a en rien empêché des juristes « officiels » comme P-H. Teitgen, ex-dirigeant du MRP, d’affirmer qu’il s’agissait comme par le passé d’une « chance » pour les peuples africains. L’ « aide » fournie par la métropole, en effet, ne devait pas s›accompagner de la moindre ingérence, et ce « sans exception » ! Le rôle de la France devait se limiter à faire jouer éventuellement « le dédoublement fonctionnel » cher à G. Scelle en l›absence de la regrettable absence d›autorité supranationale ! En bon chrétien, P-H. Teitgen a terminé son analyse par une prière : « Donnez à tous, Africains et Français, à l’ombre de cette communauté, un cœur neuf » !

Plusieurs décennies plus tard, mais dans le même esprit, le duo Bettati-Kouchner, en accord avec la doctrine dominante (notamment au sein de la SFDI) lançait sur le marché du droit la notion « d’ingérence humanitaire », classée aussi comme exigence morale[11], bientôt complétée par « la responsabilité de protéger » les peuples contre leur propre État, garantie par la générosité des États occidentaux ! L’égale souveraineté et l’interdiction, pour quelques motifs que ce soit, du recours à la force, principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies ne sont pas prises en compte. De surcroît, presque rien n’a changé depuis le XVII° siècle lorsque des sociétés commerciales (les Compagnies des Indes) nées en Angleterre, en France et en Hollande, associées aux pouvoirs monarchiques partaient à la conquête du reste du monde, dans l’indifférenciation des sphères publiques et privées, avec la bénédiction des juristes de l’époque ! La différence est que ces compagnies privées n’étaient que le bras armé des États alors que l’inverse est la réalité d’aujourd’hui : l’État tend à n’être plus que le bras armé des intérêts privés[12] ! Seul son argumentaire reste de nature publique : « il s›agit d›imposer le respect des droits humains et d›universaliser la démocratie libérale, élevée au rang de forme politique de qualité supérieure … »

 

La pensée académique semble à ce titre approuver l’impérialisme semi-privé (par exemple celui des États-Unis) pour mieux condamner l’impérialisme public (par exemple, celui de la Russie) !

Elle ne s’interroge pas sur la maîtrise par les Grandes Puissances de leur capacité à qualifier les faits selon des critères les plus incertains : les États-Unis et leurs alliés seraient fondés pour protéger le monde de la « menace terroriste » de détruire l’Irak et la Libye, tout en soutenant l’Arabie Saoudite contre les Yéménites et la Russie, de son côté, peut se permettre de mener une « opération spéciale » contre l’Ukraine (comme autrefois la France en Algérie) pour réagir à l’encerclement des bases de l’OTAN[13] !

Le droit à la guerre est ainsi revisité ainsi que la notion de « guerre juste » apparemment sans susciter d’inquiétude pour ce qui est une régression !

 

Le plus étonnant, cependant, n’est peut-être pas là. Si l’on se réfère aux contributions publiées par les juristes dans les manuels universitaires ou les revues spécialisées, on constate – comme par le passé – une imperturbable sérénité ; les paroles de Nizan (Les chiens de garde.1932) reviennent en mémoire : « Les penseurs de métier au milieu des ébranlements gardent le silence. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils n’alertent pas. Ils restent du même côté de la barricade… ». Il est pourtant très illusoire de considérer que « le droit international constitue avant tout un langage commun »[14] !

En dépit du bric-à-brac théorique et du caractère confus des pratiques diplomatiques de l’ensemble des États, les auteurs académiques se référent de manière contradictoire et au cas par cas aux mêmes principes du droit international

Ni le maintien de la paix, ni la sortie du mal développement de la majorité des peuples, ni le problème de la protection du climat et du monde vivant ne semblent source de préoccupations majeures !

A défaut de constituer des « guetteurs critiques », comme tentent de l’être quelques juristes non « conformes » et les chercheurs des autres sciences sociales, les juristes relevant des courants doctrinaux dominants poursuivent leur accompagnement essentiellement « technique » des pouvoirs les plus puissants, allant jusqu’à justifier les pires contradictions : être, par exemple, pourfendeur de la souveraineté lorsqu’il s’agit d’intervenir en Irak, en Syrie ou en Libye, mais d’en être un chaud partisan lorsqu’il s’agit de l’Ukraine ! Rester non-interventionniste devant les pratiques attentatoires aux droits humains des États saoudien, israélien, égyptien et indifférents à la dissolution du peuple libyen depuis 2011, tout en prenant vigoureusement position contre l’Iran, la Syrie ou la Corée du Nord justifiant toutes les ingérences, ne semblent heurter personne !

Les juristes se muent en moralistes se fondant sur une pseudo-métaphysique distinguant les États qui incarnent le « Mal » et ceux qui les combattent au nom du « Bien » : ce qui revient à dire de manière triviale que « l’Occident a toujours raison »[15] !

L’incohérence plus ou moins occultée conduit aussi à justifier la demande de certaines autorités étatiques de création de juridiction internationale ad hoc pour juger des crimes de guerre et des chefs d’État (celui de la Fédération de Russie, par exemple) sans reprocher aux Grandes Puissances (les États-Unis, par exemple) de ne pas avoir ratifié le Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale !

Rares sont les juristes qui, dans les revues académiques[16], osent s’interroger sur les sanctions et les embargos frappant certains États depuis des décennies (par exemple, la Corée du Nord ou Cuba) ou sur l’impunité de certains autres (Israël, par exemple).

Sans négliger ceux qui semblent indifférents à la violation de l’interdiction pour quels ques motifs que ce soit du recours à la force, principe fondamental de la Charte, dès lors que l’un des acteurs belligérants  invoque les droits de l’Homme et la nécessaire universalisation de la « démocratie libérale », élevés au rang de principes s’imposant au droit international.

En bref, le chaos mondialisé au plan social, économique, environnemental avec ses conséquences juridiques ne semble pas émouvoir particulièrement la doctrine dominante qui reste essentiellement « descriptiviste » et concentrée sur des questions de nature technique ou procédurale.

On peut s’interroger sur cette stabilité qui ne peut relever d’une quelconque indifférence, alors que durant les années 1970 lors de la progression du Tiers Monde, une certaine inquiétude s’était manifestée[17]. On peut faire l’hypothèse dans ces premières décennies des années 2000 que les courants doctrinaux « classiques » sont simplement lucides : malgré une attitude occidentale formellement « défensive » face aux forces anti-occidentales, les Etats-Unis et leurs alliés restent beaucoup plus performants. L’Union européenne ne cesse de s’élargir et les États-Unis (dont le budget militaire est dix fois supérieur à celui de la Russie[18]) conservent la fonction de « gendarme du monde » à la tête de l’OTAN et pérennisent pour une période indéterminée l’hégémonie du monde occidental. L’intelligentsia juridique occidentale n’a pas d’intérêt particulier à se préoccuper d’une réalité aussi sécurisante[19].

L’autorité universitaire qu’elle représente laisse ainsi la place à l’autorité médiatique qui n’ouvre guère ses ports aux juristes !

Alors que l’Ukraine réclame l’expulsion de la Russie du Conseil de Sécurité, plusieurs interventions publiques en France dans la presse écrite nationale et régionale et des interventions sur des chaînes TV permettent à certains d’occuper le champ du droit international et de mettre en cause la Charte des Nations Unies !

Il conviendrait, par exemple, de « suspendre le droit de veto » afin de renforcer l’efficacité de l’ONU grâce aux « casques bleus pouvant faire plier la Russie et repousser ses assauts »[20] ! Rien ne menacerait plus l›existence même de l›ONU ainsi transformée en instrument au service d›une seule partie belligérante de tout conflit, liquidant son rôle déjà réduit d›organisation pacificatrice ! Rien ne serait plus irréaliste, sans avoir mis en vigueur l›article 47 de la Charte, établissant un « Comité d›état-major » assurant la cohérence des éventuelles interpositions onusiennes en cas de rupture de la paix (ch. VII), de créer un acteur partisan supplémentaire à un conflit qui en général n›en a pas besoin ! Dans la configuration de la société internationale, autant confier à l›OTAN la responsabilité d›assurer le maintien de la paix !

Bertrand Badie, par contre, souligne « qu’on ne peut pas penser une paix sur la base d’une victoire militaire » à l’occasion de la « guerre mondialisée » qu’est, par exemple, la guerre d’Ukraine, forme nouvelle de conflictualité ne pouvant se résoudre que dans le cadre d’un « multilatéralisme par le bas », source d’une « pression systémique » complémentaire ou même extérieure à l’ONU[21].

La société internationale a besoin d’être multipolaire : les différents pôles aux intérêts et aux valeurs contradictoires peuvent se neutraliser réciproquement, à condition cependant que la fracture les séparant ne s’approfondisse pas[22].

La concentration du pouvoir décisionnel dans le domaine de la politique étrangère

A la question « qui dirige le monde aujourd’hui ? » , la réponse apportée par H. Védrine, l’ancien ministre des affaires étrangères, conjugue « le hasard, les États-Unis, 5 ou 6 États, quelques dirigeants et le crime organisé ». Cette réponse est rarement prise en compte par les universitaires qui adhèrent à une autre logique[23]. Les juristes académiques font de l’État une entité abstraite ne prenant pas en compte sa structure concrète et les intérêts qu’elle représente.

La logique du système socio-économique qui l’emporte presque toujours sur l’appareil politique et les personnalités qui en font partie n’est pas même mentionnée. Pour préciser la réponse d’H. Védrine, il convient de noter qu’il n’y a ni pouvoir personnel exclusif ni pouvoir démocratiquement partagé en matière de politique étrangère[24]. Les deux visions sont des fictions qui l’emportent sur les travaux universitaires les plus scientifiques[25]. Le système oligarchique, malgré les spécificités de chaque État, écartant la quasi-totalité des citoyens, est le même à Paris, à Pékin, à Washington ou à Moscou, et pour l’ensemble des États petits ou grands !

Quant au droit international, dont le juriste ne cherche pas les origines politiques et économiques réelles, il « tomberait du ciel » pour s’imposer, du moins partiellement, à l’Etat ! L’idéalisme est complet.

La sociologie, par contre, travaille en permanence sur la nature de l’État, lui retirant les masques qui occultent sa réalité. Elle rejoint les conclusions des États les plus faibles supportant de plus en plus mal un « occidentalisme » indissociable des intérêts des grands groupes privés.

C’est ce type d’État, associé essentiellement aux Grandes Puissances euro-américaines jugées les plus intrusives, doté d’une forte puissance économique et financière qui engendre pour l’essentiel le droit international, qui l’interprète avec « souplesse » au gré des circonstances et qui l’invoque seulement dans la mesure où il ne fait pas obstacle à sa volonté politique.

Quelle que soit la qualification dont on l’accuse ou qu’il s’octroie («autocratique ou « démocratique »)[26], le pouvoir décisionnel de chaque État dans le domaine de la politique étrangère est hyper concentré. Ses compétences internationales sont exercées par un nombre restreint de personnalités, pour qui elles sont un « domaine réservé », y compris lorsqu’il s’agit de l’usage  éventuel de la force armée et même de l’arme nucléaire.

La politique extérieure est, dans le temps et l’espace, traditionnellement le champ exclusif , outre celui du Chef de l’État, celui d’une étroite fraction de la bureaucratie politique et de la classe dirigeante liée aux intérêts dominants très éloignés de « l’intérêt général » ou « national » systématiquement invoqué[27].

Loin de se démocratiser, ne serait-ce qu’avec l’intervention parlementaire (le rôle des Commissions des affaires étrangères n’est pas déterminant), un processus de régression s’accélère avec la multiplication des régimes présidentialistes consacrant toujours plus de pouvoirs aux chefs d’État. Le développement de cette forme politique tendant au pouvoir personnel depuis quelques décennies (à compter des années 1980) accompagne la concentration du pouvoir financier spéculatif dans les économies de marché[28].

Le seul argument invoqué, qui n’en est pas un, est l’origine électorale de l’autorité compétente dans le domaine international. Or, pratiquement tous les États aujourd’hui ne se privent pas de cette légitimité à bon marché : les élections présidentielles dans la plupart des pays se déroulent dans des conditions contestables. Le rôle déterminant de l’argent et des moyens administratifs et médiatiques très inégalement répartis entre les candidats ainsi que l’abstentionnisme massif (particulièrement aux États-Unis) font du chef de l’État un autocrate d’une représentativité incertaine ! Ce statut est surtout peu compatible avec le principe de la souveraineté populaire consacré formellement dans la plupart des Constitutions. La démocratie n’atteint ainsi jamais les sommets de l’État dans le domaine de la politique extérieure ! « L’intérêt national » officiellement invoqué pour toute décision de portée internationale est de nature « publicitaire », y compris lorsqu’il s’agit de mobiliser la population pour qu’elle participe à un conflit armé !

On ne peut pas considérer que la souveraineté d’un État puisse se restreindre à quelques décideurs publics et privés, proches de chaque chef d’État (les autorités militaires, les services de renseignement, les industries importatrices et exportatrices et quelques parlementaires spécialisés…), même s’il est vrai que les partis et les électeurs lors des différentes consultations, dans la plupart des pays soient peu mobilisés sur l’international et que bon nombre d’ONG (qualifiées dans les couloirs des Nations Unies d’organisations « quasi-gouvernementales » soient d’une indépendance limitée[29].

La nature des relations internationales est ainsi en décalage complet avec ce que la Charte, lors de son adoption, avait conçu pour assurer la paix et la sécurité : c’est le pouvoir des peuples et de la démocratie décisionnelle au niveau des Nations Unies qui devaient en être les meilleures garanties. La formule de la Charte proclamant qu’elle était l’œuvre et l’outil des peuples et non seulement des États, encore moins de leur seul exécutif, est passée sous silence et dans les faits totalement ignorée. Le « Nous peuples des Nations Unies » en tête de la Charte, principe fondateur, est rarement souligné, alors que son « oubli » est une anomalie puisqu’il s’inscrit parfaitement dans l’esprit de l’ONU lors de sa création[30] ! Pour les fondateurs des Nations Unies, la paix se fonde sur « l›association des efforts des peuples » et non sur des compromis entre gouvernants des États ! La démocratie citoyenne devait devenir, en réaction à l’autocratie des pays vaincus, le principal instrument du maintien de la paix : en attendant la nécessaire démocratisation de tous les États, c’est à la mobilisation des citoyens et à leur activisme participatif dans tous les domaines, y compris dans celui de la politique extérieure, qu’il fallait recourir pour faire respecter les dispositions essentielles de la Charte. La rupture entre Alliés et la « guerre froide » entraînant la non-médiatisation des travaux des Nations Unies (particulièrement de son Assemblée Générale) et des institutions spécialisées, ont rétabli la place prioritaire sinon quasi exclusive des autorités étatiques se refusant à sensibiliser l’opinion à d’autres conceptions que les leurs, notamment sur la paix ! Le discours hégémonique dans les relations internationales est redevenu celui du procès des Autres, utiles boucs-émissaires.

C’est à la mobilisation des citoyens et à leur participation dans tous les domaines, y compris la politique extérieure, qu’il faut recourir pour faire respecter les principes essentiels de la Charte ! La non-médiatisation des travaux des Nations Unies (qu’il s’agisse de l’ONU, particulièrement de son Assemblée Générale) ou des institutions spécialisées (le silence règne le plus souvent sur l’Unesco, l’OIT, l’OMS, etc., sauf pour les critiquer), révèle la volonté des autorités étatiques de ne pas sensibiliser l’opinion à ce qui, selon elles, ne peut les concerner faute de compétence reconnue[31] !

Ceux qui mésestiment, d’hier à aujourd’hui, la Charte des Nations Unies et dénoncent son « inadaptation » au temps présent sont ceux-là mêmes qui critiquent « l’impuissance » de l’Organisation. C’est le même courant de pensée qui durant la pandémie du Covid 19 mettait en cause l’OMS « trop soumise à l’État chinois » au bénéfice de la politique de leur propre État, quels qu’en soient les résultats : dès lors que les organisations internationales ne servent pas telle ou telle Grande Puissance, elles tendent à les dénoncer et à se substituer à elles. Elle va jusqu’à violer ouvertement la Charte lorsque cela l’arrange parce que, sans courir de grands risques, elle en a les moyens !

Les États-Unis, parce que première puissance mondiale, sont en tête du palmarès bien qu’ils ne soient pas souvent mis en cause par les juristes conservateurs. Ils contreviennent aux dispositions de la Charte en s’attribuant un pouvoir supérieur tout en se présentant en d’autres occasions comme les principaux défenseurs du droit international. Est rarement relevé le fait que les États-Unis n’ont jamais ratifié les nombreuses Conventions élaborées dans le cadre des Nations Unies (par exemples, la Convention internationale des droits de l’enfant, la Déclaration des droits des Peuples autochtones, comme le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels…). Ils n’ont pas non plus adhéré au Statut de la Cour Pénale Internationale. Ils ne tiennent aucun compte des Résolutions favorables aux droits des Palestiniens ou à Cuba soumis à un embargo depuis des décennies. Ils sont aussi de manière systématique mauvais payeur : leurs contributions financières aux Nations Unies sont versées en retard et avec parcimonie. En 2020, leur dette atteignait 2,5 milliards de dollars, perturbant le fonctionnement de l’organisation. Ils pèsent de tout leur poids et par tous les moyens sur l’élection du Secrétaire Général qui ne peut être élu sans l’accord des États-Unis ! Ils ont enfin et surtout recours à la force armée sur tous les continents, souvent sous couvert de l’OTAN, lorsqu’ils l’estiment utile hors de toute légalité !

C’est le Président Obama lui-même qui a pu déclarer dans son discours récipiendaire du Prix Nobel de la Paix le 10 décembre 2010 : « L’usage de la force peut être justifié pour des raisons humanitaires », alors qu’elle porte atteinte frontalement aux dispositions de la Charte comme à la position du « Groupe des 77 » s’exprimant solennellement en 2000 au Sommet de La Havane.

Avec l’intervention en Ukraine, la Russie prend le relais sous le couvert d’une « opération spéciale » en violant le principe fondamental de « l’égale souveraineté ». En invoquant l’extension de l’OTAN, la tentative d’asphyxie économique qu’elle subit et le non respect des Accords de Minsk, la Russie met en cause le fondement juridique de la Charte[32].

Autre membre permanent du Conseil de Sécurité, la politique étrangère de la France participe, à la hauteur de ses moyens, à l’entreprise de dégradation des Nations Unies et de sa Charte. L’illustration en a été donnée avec son recours illégal à la force armée contre la Libye en 2011, source d’un chaos régnant encore en 2023. La doctrine française voit aussi fleurir des notions inédites comme celle « d’État non éligible au droit international », conduisant à rééditer les erreurs commises durant d’entre-deux-guerres excluant de la SDN la Russie soviétique et l’Allemagne de Weimar ! Certains vont jusqu’à considérer sans inquiétude qu’il « faudra de plus en plus s’accommoder  à  l’usage de la force non autorisé par le Conseil de Sécurité…. »[33].

Seuls les petits et moyens États démunis vis-à-vis des Grands, plus ou moins satellisés malgré leur résistance, défendent la souveraineté et plus généralement la légalité qui seule en partie les protège. C’est l’esprit qui anime le professeur A. Supiot lorsqu’il prend la défense de l’État Social, sans ignorer que les « petits » sont aussi les plus faibles[34] !

L’Hégémonie contrariée des Grandes Puissances : le rôle résiduel du droit international et de la Charte des Nations Unies

La doctrine dominante se veut modérée quoiqu’il se passe dans les relations internationales. C’est ainsi, par exemple, que le terme de « violation » de la légalité n’est que très rarement utilisé comme n’étant pas suffisamment « convenable ». Ces violations pourtant fréquentes, notamment celles mettant en cause la Charte et au-delà le droit international économique dans les relations Nord-Sud, sont particulièrement minorées. Implicitement, ces courants de pensée, soucieux des menaces pesant sur la « Civilisation occidentale », n’entendent pas laisser le droit international « classique » jouer un rôle de frein à l’hégémonie des États-Unis et de leurs alliés, y compris de la France[35].

Si la majorité des juristes ne sont pas partisans du « tout-marché », ils s’affichent favorables à l’économie mondiale telle qu’elle existe, dotée d’une régulation souple et non-contraignante pour les firmes évitant les « excès » et assurant un certain « équilibre » entre le profit et le bien commun. Cette coexistence d’un capitalisme, le plus « naturel » de systèmes, et d’un normativisme interétatique palliant les défaillances du marché, sans sacrifier l’émulation concurrentielle jugée nécessaire, est considérée comme le meilleur mode de fonctionnement de l’économie libérale, la seule concevable. La politique étrangère est donc dans les faits, un « mixte » public-privé ne pouvant relever que de la gestion d’une élite restreinte. L’éminent juriste américain H. Morgenthau (Politis Among Nations. The Struggle for Power and Peace. 1948) écrit, avec l’assentiment de ses collègues : « Le raisonnement qu’exige une conduite nécessaire de la politique extérieure est à l’opposé de celui susceptible d’être apprécié par les masses et leurs représentants… » (exit les parlementaires, les citoyens et la démocratie…..). (…) « L’homme d’État doit penser en termes d’intérêt national, avoir une vision à long terme, alors que l’opinion publique veut des résultats immédiats (….) Le gouvernement doit éviter la tentation de sacrifier sur l’autel de l’opinion publique ce qu’il considère comme une bonne politique, car sinon il abdiquerait son leadership et substituerait un avantage précaire immédiat aux intérêts permanents du pays » ! Seuls les « sommets de l’État » face à la pensée populaire et vulgaire ont pleine compétence pour juger ce qu’il convient au peuple « qui sent  plus qu’il ne raisonne », comme l’affirmait déjà Alexis de Tocqueville.

Cette posture de principe mettant hors jeu les citoyens est confirmée par R. Aron ou Kissinger, et par la plupart des auteurs contemporains[36].  Les juristes américains sont même quasi-unanimes pour confier le déclenchement du feu nucléaire aux chefs d’État de chaque pays (Cf. G. Allison, P. Zelikow, M. Halpein, etc.).

On ne fait guère mention non plus dans les analyses de « Relations Internationales » du caractère indissociable dans la pratique de la politique extérieure et de la politique intérieure. Ce sont les mêmes instances gouvernementales qui en sont responsables. « L’union sacrée » permet de jouer sur « l’effet-ralliement autour du drapeau » ! Chaque État a besoin d’ennemis : s’il n’en a pas, il s’en fabrique, ce qui est aisé dans une société où fonctionne à plein la « compétitivité », c’est-à-dire dans les faits la guerre de tous contre tous ! La politique dans l’ordre international s’inscrit dans la continuité de la politique dans l’ordre interne : grâce aux propagandes de plus en plus intenses écartant tout contradictoire, chaque État promet le « Bien », comme dans le passé on invoquait Dieu[37] contre le « Mal » incarné par l’adversaire !

Dans le cadre de cette logique des plus banales, il n’est pas fréquent que la politique des Grandes Puissances puisse se conjuguer avec le respect des principes de la Charte : l’OTAN (comme autrefois le Pacte de Varsovie), le G8, le G20, les institutions financières internationales sont beaucoup plus « ajustés » à leurs intérêts que préoccupées de légalité. Est ainsi réclamée la révision de la Charte, telle celle concernant le Conseil de Sécurité. Sont préparés sous la formule inadaptée de « droit de veto »  la suppression de la règle de l’unanimité des 5 membres permanents, l’élargissement à de nouvelles puissances renforçant le camp « libéral » comme l’Allemagne et le Japon et même à l’initiative de l’Ukraine en mars 2023 l’exclusion de la Russie !

La doctrine, face à ces éventuelles révisions de la Charte et au bouleversement de l’esprit onusien, n’est que peu réactive[38], car il ne s’agit que de pérenniser les rapports de force encore favorables à l’OTAN et à l’Occident, y compris par la violence armée[39].

La « paralysie » du Conseil de Sécurité si souvent invoquée évite pourtant à l’ONU de devenir une force combattante aux côtés d’une seule partie belligérante, si elle est appuyée par une majorité ! L’ONU serait ainsi condamnée en tant que responsable mondial du maintien de la paix pour simplement éviter que les impérialismes soient contrariés ! Pour nombre de juristes, cette fonction pacifiste ne semble pas prioritaire. Le maintien de la paix ne serait-il souhaitable qu’à la seule condition que se prolonge la subordination des puissances concurrentes, la Chine, la Russie, le Brésil ou l’Inde et les économies « émergentes » !

L’exigence, jugée aujourd’hui « inadaptée » de l’unanimité des 5 États membres permanents du Conseil de Sécurité dotés d’un statut équivalent est mal supportée[40].

Il semble pourtant que l’intérêt de la souveraineté internationale est d’éviter que l’ONU devienne un instrument de guerre supplémentaire au profit d’une partie au lieu de demeurer un espace de dialogue et de négociation au moins partiellement neutre ! Toute l’Histoire de la « guerre froide » atteste de cette réalité : la « paralysie » du Conseil de Sécurité peut favoriser une certaine coexistence pacifique !

La nécessaire et improbable appropriation citoyenne du pouvoir international étatique

Les désordres du monde qui s’aggravent avec la fracture États-Unis – Chine et l’élargissement de l’OTAN[41], le mal-développement qui se prolonge, notamment en Afrique dont la dette s’accroît la maintenant sous dépendance[42], et les conflits armés qui se succèdent sur les différents continents[43], conduisent à situer les responsabilités principales afin de travailler à la recherche des remèdes qui incombe aux citoyens, à la doctrine et pas seulement aux États.

 

La fuite en avant des belligérants et cobelligérants du conflit Russie-Ukraine-OTAN, en dépit des quelques contacts et accords (exportation des céréales ukrainiennes, échange de prisonniers, etc.) semble être le signe prémonitoire d’une fracture portant sur le long terme.

Deux groupes d’États semblent se coaliser en vue de s’affronter sur tous les terrains à l’échelle du monde. Le États-Unis et leurs alliés (l’Europe essentiellement) d’une part, la Chine, la Russie et leurs alliés d’autre part (le Brésil, le Venezuela, Cuba, nombre d’États africains, etc.). De nombreuses contradictions se manifestent en leur sein, mais semble-t-il, non antagoniques. Au contraire, le découplage économique en cours entre les économies chinoises et américaines semble s’affirmer : la direction chinoise a pour objectif affiché de devenir la première économie mondiale d’ici 2049, ce que les Etats-Unis n’acceptent pas, la « guerre » des semi-conducteurs en est par exemple, une illustration. Quant aux « Brics » (25% de l›économie mondiale), le bloc des pays émergents, ils s›éloignent régulièrement de l›Occident et envisagent la création d›une monnaie unique leur permettant de s›émanciper du FMI et du dollar[44]. L’alliance avec les pays de l’OPEP se développe permettant à la Chine de renforcer ses capacités de raffinage et de transformation, privant les entreprises européennes de parts de marché conséquentes ! L’Indonésie, de son côté, travaille à créer une organisation internationale dédiée aux métaux rares tandis que la CELAC (Communauté des États latino-américains et des Caraïbes) a avancé aussi un projet d’une monnaie commune.

Ces vastes « communautés » en voie d’édification tendent à acquérir chacune leur propre logique et leurs propres principes d’organisation et de fonctionnement. Ce qui peut devenir une véritable « déconnexion »[45]. Le droit international général peut à l’avenir n’avoir plus qu’à réguler les relations (évidemment les plus difficiles) entre les pôles concurrents.

Ce nouveau monde des possibles offre à la Chine des ouvertures inédites au fur et à mesure qu’elle se renforce. Sa capacité notamment à devenir une puissance de négociation, comme l’illustrent les liens établis avec l’Ukraine en avril 2023 et plus ou moins acceptés par la Russie, la situant au-dessus des vieux impérialismes, préfigure peut-être d’un authentique nouvel ordre international certes encore non accepté, alors que le désordre international actuel semble ne pas pouvoir durer.

Peut-être les juristes pourraient-ils à cette occasion ne plus interpréter les faits  comme il semble qu’ils le fassent[46] !

Se limiter à constater les faiblesses incontestables des Nations Unies ne permet pas de percevoir l’activisme des Puissances, parfois dévastateur[47], l’engagement souvent irresponsable d’une large partie de leurs élites et l’inertie des peuples que l’on dresse aisément les uns contre les autres[48].

Pire, rester indifférents aux appels de certains « partis de gouvernement » à sortir des traités telle la Convention de Genève sur le droit d’asile, comme le réclame en France le parti des Républicains[49] ou du traitement policier de Mayotte détachée artificiellement de l’archipel des Comores, témoigne d’un accord de la doctrine plus ou moins implicite avec les politiques du gouvernement dues dans l’esprit de nombre de juristes aux seuls « malheurs du temps ! »[50]. La mobilisation citoyenne pour peser sur les gouvernements pour leur politique extérieure reste en effet exceptionnelle[51]. A juste titre, le professeur Héran, du Collège de France, pose la question : « Quand donc les pouvoirs publics tiendront-ils compte de l’opinion ? » [52].

Aucune perspective de modification de comportement n’apparaît concevable dans le court et moyen terme. Les responsables de la politique internationale au sein de chaque État ne sont aucunement ni par leur statut ni par leur formation des chargés d’affaires du peuple qu’ils sont censés incarner. Ce qui fait que, dans le cadre d’une mondialisation de plus en plus déterminante, la délégation quasi-totale dont ils bénéficient, est une atteinte flagrante à la souveraineté populaire par ailleurs consacrée ! Pour rendre effective la souveraineté nationale dont chaque État se prévaut, la souveraineté populaire sur les instances décisionnelles doit s’imposer ! Cette prise de pouvoir, conformément à l’esprit de la Charte, exige l’invention d’institutions et de procédures au sein de chaque État[53].

La révolution structurelle à l’échelle de chaque État et surtout à celle indispensable des Grandes Puissances, c’est-à-dire au plus haut niveau de l’appareil étatique, est improbable. Or, la sécurité de chaque être humain et le développement des économies nationales sont davantage menacés par les insuffisances de leur propre gouvernement que par les ambitions impériales de leurs voisins ! Les populations, particulièrement en Occident, sont plus sensibles aux difficultés du quotidien qu’aux conflits armés de proximité (Yougoslavie, Ukraine, par exemple) ! Cette posture du plus grand nombre n’est pas vraiment déraisonnable : l’insécurité et la mortalité de masse (les chiffres sont parlants) résultent bien davantage des carences de la Santé publique, des perturbations climatiques, de la pollution industrielle et des obscures complicités des pouvoirs publics vis-à-vis du monde des affaires (tabac, alcool, etc.) et de divers trafics (par exemple, celui de la drogue) que, par exemple, le terrorisme international dont l’impact est largement majoré par tous les gouvernements ou par les guerres même voisines !

Les États trouvent leur compte dans la liberté de manœuvre dont ils peuvent faire preuve dans leur politique étrangère faute de contrôle citoyen. Au mépris des principes qu’ils invoquent à tout propos (comme par exemple, les exigences de la « Démocratie » à l’échelle universelle ou le respect des Droits de l’Homme), ils peuvent réorienter leur politique au gré des situations : quoiqu’il se passe, par exemple, en Arabie Saoudite ou au Qatar, les relations d’affaires ne peuvent que l’emporter. Si le pétrole manque en raison de la crise Ukraine-Russie, le Venezuela, grande puissance pétrolière, précédemment mis au banc de la « communauté » occidentale, retrouve sa place en 2022 dans le concert des Nations et dans la plus grande discrétion !

La transparence qu’établirait la démocratisation du pouvoir à l’international frapperait de discrédit la plupart des États, en ruinant les valeurs qu’ils osent instrumentaliser dans l’actuelle situation !

Parmi les peuples du Sud, victimes d’une extrême paupérisation, seuls les peuples sans État et quelques peuples africains ex-colonies, soumis encore à une subordination intensément vécue, ont une conscience internationale hors du commun. Elle est particulièrement vivante chez les Palestiniens, les Kurdes, les Sahraouis et les Amérindiens et quelque peuples autochtones. Inversement, au sein des Grandes Puissances (c’est flagrant aux États-Unis), le reste du monde existe à peine dans l’opinion et les instances dirigeantes sont libérées de toute contrainte !

On peut difficilement comprendre que la doctrine s’étonne encore de l’échec des tentatives de « Nouvel Ordre », de l’échec des Conférences mondiales dont les acteurs sont unanimes sur le climat et le monde vivant, des rencontres pour la paix qui s’éternisent tant que les rapports de force militaire ne sont pas clairs, que les déclarations universelles contre le racisme ou la xénophobie n’ont qu’une portée très limitée alors que certains intérêts ont le plus grand besoin de boucs-émissaires ! La nature des principaux acteurs de l’ordre international ne peut que conduire, sauf exception, qu’à une stagnation voire à une régression de la qualité des relations internationales.

Si le droit à la paix et le droit humanitaire ne rencontrent que peu de succès, c’est que le recours à la violence est une question d’une complexité contradictoire et qu’aucun État – surtout les Grands – n’a intérêt à se priver de l’arme la plus traditionnelle, celle de faire la guerre s’il à les moyens de la gagner !

La doctrine juridique contemporaine se garde de toute approche « philosophique » lorsqu’elle aborde la question du recours à la violence armée.

Dans leur culture, les juristes français ne peuvent négliger que ce sont « le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix » et la victoire militaire de Valmy qui ont permis la survie de la République contre les Monarchies européennes coalisées ; la doctrine américaine n’a pu se constituer qu’à l’issue de la « guerre de sécession » et l’État russe n’a pu survivre que grâce à la « grande guerre patriotique » ; pour les courants doctrinaux du Sud on sait que sans les combats des mouvements de Libération nationale, par exemple en Algérie, l’indépendance et la souveraineté de nombreux peuples n’auraient jamais pu se réaliser. Le temps n’est plus celui des jugements binaires, dénonçant « l’ennemi » et approuvant les seules vertus nationales, comme le faisaient les juristes européens de l’entre-deux-guerres.

Les juristes académiques aujourd’hui sur ces questions « délicates » préfèrent plus ou moins gommer l’Histoire, se limiter au « droit positif » et renoncer à toute évaluation sociologique qui ferait sortir la notion de violence dans les relations internationales de la confusion plus ou moins obscure mais toujours confortable !

Pourtant, comment ne pas constater que les intérêts économiques et stratégiques très éloignés des grands principes invoqués par les Puissances (même si comme l’analysait Marx, le politique n’est pas de « l’économie concertée » ), sont la clé essentielle des conflits ?

Au sein de chaque pays, demeure essentielle la lutte idéologique pour l’hégémonie et la domination souvent négligée par les juristes qui rejettent, sauf exception[54], les injonctions des Bourdieusiens ! Le champ politico-idéologique concerne pourtant tous les juristes qui ne peuvent se satisfaire de décrire exclusivement les structures et les normes !

Afin de faire avancer l’imaginaire juridique, ils peuvent se retourner sur le passé, par exemple, sur l’OIT et les analyses de G. Scelle remontant à 1930[55]. G. Scelle a vivement défendu la composition tripartite des délégations à la Conférence de l’OIT contre la position des Grands États qui souhaitaient minimiser les délégués syndicalistes ouvriers et patronaux et renforcer les agents diplomatiques désignés par les gouvernements représentant les États. Au détriment des intérêts sociaux, et pour « rééquilibrer » l’organisation, la position de la plupart des États était de représenter à égalité les différentes parties (soit 2 syndicalistes et 2 délégués de l’État). C’était méconnaître le but et l’esprit de la partie XIII du traité ayant fondé l’OIT et écarter les éléments patronal et ouvrier du « rôle actif et essentiel, sinon principal » qu’il s’agissait de leur donner !

On peut observer que la structure originelle de l’OIT n’a guère intéressé la doctrine académique tout comme le rôle social de l’organisation dont il est rarement fait mention !

On peut néanmoins concevoir, s’il était politiquement possible de réviser les dispositions de la Charte concernant l’organisation des Nations Unies, que le Conseil de Sécurité tout comme l’Assemblée Générale puissent bénéficier de délégations élues au suffrage universel et non simplement désignées par le gouvernement de chaque État. Au nom de quel principe, la démocratie devrait-elle s’arrêter aux portes de l’ONU chargée formellement d’exprimer la volonté des « peuples des Nations Unies » !

Par ailleurs, en observant le présent et l’abondance des sanctions imposées par les Puissances contre leurs rivales ou contre des États infiniment plus faibles, on peut s’interroger sur leur nature et leur impact.

Il ne peut s’agir d’une fonction décentralisée de police internationale au service de la légalité, bien que ces sanctions soient souvent présentées comme telles, surtout depuis trente ans, depuis la fin de l’URSS !

 

L’Union Européenne, par exemple, a mis en place un régime de sanctions reproduisant le système étasunien (« système » Magnitsky) qui met en avant la notion « d’intérêt général ». Les sanctions peuvent être prises par un État non directement lésé au profit d’un État lésé, sous couvert d’une protection universalisée des Droits de l’Homme[56].

S’est ainsi établi, hors de toute légalité, aux côtés des Grandes Puissances qui ont tous les moyens de sanctionner les États qui les dérangent, un « Club des Grands Sanctionneurs », n’ayant aucune considération pour les résolutions du Conseil de Sécurité ou des résolutions de l’Assemblée Générale des Nations Unies ! Si Cuba est sanctionnée depuis des décennies, Israël par exemple ne l›a jamais été !

La doctrine pourrait donc s’engager sur certaines voies critiques et faire par exemple remarquer que la qualification des faits à l’origine des sanctions n’est que le produit de l’appréciation politique des « Puissants » !

Comment, par exemple, peut-on analyser les sanctions économiques contre Cuba en dépit des résolutions de l’Assemblée Générale des Nations Unies alors qu’elles ne sont pas adoptées contre Israël ou l’Arabie Saoudite en dépit de leurs pratiques attentatoires aux droits et libertés qualifiés de manière identique ?

Des mesures discriminatoires appliquées à certains mais inappliquées à d’autres ne relèvent ni de la justice ni de la police, mais de la seule évaluation politique au sens le plus élémentaire !

Le choix du pays sanctionné est arbitraire. La Russie et la Biélorussie ont été sanctionnées bien avant le conflit ukrainien au nom de la démocratie, mais ni le Brésil de Bolsonaro, ni la Pologne, ni la Hongrie ne l’ont été malgré leurs atteintes systémiques aux droits de l’homme et aux libertés !

Lorsque l’Union Européenne sanctionne la Birmanie pour « viol de sa Constitution », il n’y a qu’une contrainte visant à promouvoir à peu de frais les valeurs occidentales dans un pays relevant de l’aire sinisée, en relations positives avec la Chine, ennemie déclaré pour l’U.E. …

Plus positivement, on pourrait concevoir la fondation et la mise en œuvre d’un principe de « réparation ». Une firme coupable de polluer l’air, le sol ou l’eau pourrait se voir imposer de restaurer la qualité de l’air, la fertilité des sols, la purification de l’eau à la surface du globe. De même l’État, qui lors d’une guerre dévaste un pays, au lieu de voir ses citoyens poursuivis pour crimes de guerre, aurait l’obligation de reconstruire sur ses propres finances tout ce qu’il a détruit.

Quelques juristes français y travaillent déjà à propos de l’Ukraine, mais c’est bien au-delà qu’il faudrait remplacer les « punitions » individuelles par les réparations collectives plus satisfaisantes pour les peuples qui en ont besoin après tous les conflits : le peuple irakien, libyen ou yéménite, pour n’en citer que quelques-uns…[57].

L’ensemble de ces anomalies contraires au renouvellement du droit et à tout ordre juridique équitable implique un bouleversement de l’ordre intérieur des États enclenchant les nécessaires mutations de l’ordre international. Le mouvement social dans chaque pays peut être plus imaginatif et plus audacieux que ne peut l’être l’État. Ce fut parfois le cas dans le passé pour faire cesser des conflits armés : en 1917, lorsque les mouvements de fraternisation se sont développés au sein des armées européennes pour indiquer la solution, c’est-à-dire le chemin de la paix qui allait s’imposer. « Chassez l’Empereur Guillaume, comme nous avons chassé le Tsar, ainsi s’arrêtera l’effusion de sang », réclamaient les soldats russes pacifistes sur le front ! Ce fut aussi, aux États-Unis, la fonction de la jeunesse américaine qui a su p créer un climat anti-guerre au cours du conflit du Vietnam. A propos de l’affrontement Russie-Ukraine, deux organisations pacifistes russe et ukrainienne[58] appellent au cessez-le-feu ouvrant peut-être la voie aux négociations en vue d’une nouvelle architecture de paix pour l’Europe.

Comment ne pas s’interroger sur la question triviale comme l’admission par les juristes sans réserve de la pleine souveraineté des Grands et l’intolérance à la volonté d’indépendance des États sans puissance ? Comment les Historiens demain observeront-ils la libre possession de l’arme nucléaire des Puissants et l’interdiction par tous les moyens de l’acquisition de la même force de dissuasion faite aux petits États se sentant menacés ?

Comment apprécier la politique internationale systématique des « deux poids, deux mesures » sur la seule base des rapports de puissance, dans un monde officiellement fondé sur des valeurs universelles ?

Pourquoi applaudir au rôle hégémonique du dollar ou de l’euro en dénonçant les tentatives d’émergence de nouvelles autres monnaies venues d’ailleurs que d’Occident ?

Comment soutenir le jugement des seuls criminels de guerre alors qu’échappent à toute responsabilité les pouvoirs publics et privés coupables de la dévastation des équilibres écologiques ?

On peut évidemment douter du réalisme d’une éventuelle intrusion des « peuples des Nations Unies » dans l’ensemble des contentieux internationaux et plus formellement dans la politique extérieure des États, réduisant le chaos établi et ayant leur mot à dire même sur le droit !

L’Histoire de l’Homme a 40.000 ans et n’évolue qu’à de très modestes petits pas, accompagnés souvent de redites et même parfois de régressions. Mais elle apporte aussi de fortes surprises qu’on n’aurait pas pu concevoir dans notre imaginaire, moins imaginatif que l’Histoire ! Les juristes sont-ils en mesure de fournir leur concours aux avancées d’un « Autre Monde » vers un peu plus d’Humanité et de rationalité ou se satisfont-ils de la perpétuation du statu quo qui est le possible le plus probable ?

 

[1]  Par exemple, S. Sur, in Relations Internationales. Montchrestien (4° éditions. 2006), p. 209 et s.

 

[2]  Cf. Les professeurs C. Kessedjian, présidente de la branche française de l’International Law Association (ILA) et Anne-Thida Norodom semblent réagir au même besoin dans Le Monde Diplomatique de mai 2023 « Qui fabrique le droit international ? » (p. 22), concluant par « les désillusions des citoyens ».

 

[3]  Voir la préface de P. Braillard, datant de 1992, de l’ouvrage de K.G. Giesen. L’éthique des relations internationales. Les théories anglo-américaines contemporaines. Bruylant. Le professeur Giesen (Genève) dénonce la référence parfois explicite souvent implicite à des « valeurs » et des principes moraux qui n’a pas d’efficacité explicative et qui accroît la confusion du discours politique sur le désordre international.

 

[4]  Hugo Ruiz Diaz Balbuena. Le droit international, un instrument de lutte. CADTM. 2004, note « qu’on assiste à un retour en force du droit international occidental de nature néocoloniale dont l’ambition est de renforcer l’ordre économique, social et politique au service de la mondialisation libérale », parfaitement admis par la doctrine.

Animés d’un esprit radicalement contraire, la « Déclaration sur le droit au développement », adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies, ou le « Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels » de 1966 (dénonçant entre autres la « dette odieuse ») sont, par exemple, très rarement analysés par les juristes.

[5]  Voir La politique juridique extérieure. Economica. 1983. G. de Lacharrière est le plus réaliste des juristes classiques s’interrogeant sur la politique étrangère des Etats. L’auteur souligne que les gouvernants ne font jamais de « déclaration d’ensemble sur leur politique juridique extérieure « parce qu’ils n’en ont pas » ! Il n’y a pas «d ‹approche concrète en termes des conduites des Etats » .« Les décideurs dans le domaine de la politique étrangère  ne s›encombrent pas d›une doctrine préétablie et proclamée,… car sa rigidité nuirait à l›infinie souplesse que la conjoncture exige pour que les événements et les conduites reçoivent à chaque instant une qualification juridique politiquement satisfaisante » (p. 10-11). Malheureusement, G. de Lacharrière ne fait pas de développement sur la nature des « décideurs » !

 

[6]  Durant l’entre-deux-guerres, la République Tchécoslovaque du Président Benès, menacée dans son indépendance par sa position au centre de l’Europe fortement perturbée, signait et ratifiait tous les traités sans exception et sans le moindre retard pour se protéger et s’assurer au maximum des quelques garanties procurées par le droit international.

 

[7]  Voir, notamment, les études offertes au professeur Jean Salmon in Mélanges offerts à J. Salmon. « Droit du pouvoir, pouvoir du droit ». Bruylant. 2007.

 

[8]  Nul ne rappelle plus le racisme affirmé et la volonté « d’épuiser la lutte des classes par la lutte des races » (ce qui est toujours d’actualité), « d’anéantir la Sociale par la Coloniale », comme l’exprimait E. Renan, penseur « officiel » de la III° République, encore honoré sous la IV°, qui espérait aussi bannir l’impérialisme continental européen au nom de la supériorité des blancs : « Les parties élevées de l’humanité doivent dominer les parties basses…. » ! Cf. O. La Cour Grandmaison. « E. Renan : penseur de l›impérialisme français et de la République coloniale » in Droits. N° 67, PUF, 2019, p. 49 et s.

 

[9]  Cf. G. de  Lacharrière (La politique juridique extérieure. Economica. 1982) constate : « La valeur subalterne que chaque État attribue au droit international ne choque pas les juristes qui manifestent un « inquiétant silence ».

 

[10]  Voir la caricature du professeur Le Fur  dans son Précis Dalloz de droit international de 1931, reprise avec simplement plus de subtilité par les adversaires du positivisme du droit à l’autodétermination des peuples, dans les décennies de l’après-guerre, malgré les mouvements de Libération nationale partout dans le monde et leur soutien par l’Assemblée Générale des Nations Unies !

 

[11]  Les Grandes Puissances et leurs juristes ont tendance à court-circuiter les impératifs juridiques en utilisant des arguments de type moral qui depuis plusieurs décennies, écrit le professeur P.M. Martin, « dévoient le droit international » (Cf. « Le droit international dévoyé par la morale. Dialogue aigre-doux sur l’air du temps » in Travaux de l’IFR de Toulouse. Le droit saisi par la morale. 2006.

 

[12]  Cf. T. Fleury Graff. « L’entreprise impériale, commerce, souveraineté et Compagnies des Indes «  in Droits, n° 67. 2019. PUF, p. 15 et s.

Dans l’Europe du XVII° siècle, le Roi, la noblesse de cour, les nobles de robe et d’épée étaient les principaux actionnaires des Compagnies des Indes. Dans le monde du XXI° siècle, ce sont les États et les pouvoirs publics qui sont pénétrés par des voies multiples par les actionnaires des firmes privées.

[13]  Les « experts » des Relations internationales les plus médiatisés jouent essentiellement aux « va-t-en guerre », sans soulever la question des raisons profondes de l’affrontement en Ukraine, s’ajoutant au soft power que peut exercer l’Occident ;  les États-Unis et la Grande Bretagne ont dès 2015 organisé et équipé une armée ukrainienne prête à combattre la Russie. Malgré une co-belligérance pratiquée mais officiellement récusée, les Puissances occidentales mènent une guerre par procuration retirant les importantes ressources ukrainiennes à l’économie russe, qu’il s’agit avant tout d’affaiblir dans une rivalité de type inter-impérialiste, sans respect des Accords de Minsk.

Les juristes n’interviennent qu’avec discrétion dans ce qui devient une nouvelles guerre froide annonçant une fracture entre deux mondes qui peut être de longue durée et menacer la paix internationale.

[14]  Sous couverture de non-engagement, d’esprit de dialogue, voire de simple courtoisie, règne entre les juristes une connivence qui les relie entre eux : c’est particulièrement visible à l’occasion de nombreux colloques universitaires.

Les plus notabilisés, tout en arguant de leur neutralité « anti-idéologique » ont des relations plus ou moins étroites avec le milieu du politique et du journalisme, refusant en général toute controverse frontale avec ceux qui les contestent (voir H. Garrigou. « Science Po Inc. », in Manière de voir. Le Monde Diplomatique, n°104, 2009).

Christine Ockrent, affirmait haut et fort que l’action humanitaire n’existe pas sans les médias : « Professionnels de l’humanitaire et professionnels des médias n’oublions pas que nous sommes enrôlés dans le même combat, et sous la même bannière.. », ose-t-elle dire en s›adressant à B. Kouchner, à Mario Bettati, à Alain Finkielkraut et à quelques juristes en 1987 (Le devoir d’ingérence. .Denoël).

Les juristes minoritaires et les jeunes chercheurs au statut instable se contraignent souvent à une docilité prudente, d’autant que les querelles purement théoriques recouvrent souvent des luttes pour des positions de pouvoir.

[15]  Une certaine continuité depuis l’Antiquité apparaît : il y aurait des « barbares par nature » (illustrés aujourd’hui par les Russes en Ukraine), comme il y avait pour Aristote dans la Grèce antique des « esclaves par nature ». Une frontière artificielle irrationnelle est ainsi tracée entre les peuples et les États « conduisant à des hiérarchies qui mènent aux massacres justifiés, aux crimes de raison » (Cf. D. Alland. « L’esclave par nature d’Aristote au temps de la Seconde Scolastique espagnole ». Droits. 2009. n°50, p. 85.

 

[16]  Une exception est la Revue Belge de Droit International, mise à l’index dans certaines Facultés de Droit françaises, ainsi que celle de la revue Droits, dont le directeur est le professeur D. Alland.

 

[17]  Les années 70 ont été perturbatrices. Certains succès de l’URSS (dans le domaine nucléaire, la recherche spatiale, l’extension de son influence dans le Tiers Monde, etc.) et les victoires des mouvements de Libération nationale ont fait croire à un certain équilibre expliquant « la coexistence » , voire la « convergence » des deux systèmes en confrontation. Certains ont même cru à la victoire inéluctable du « camp socialiste » et de ses alliés « non-alignés ». Les internationalistes conservateurs, déçus des orientations nouvelles du droit international, se sont souvent orientés vers le champ plus confortable du droit européen.

 

[18]  L’échec que représente « l’opération spéciale » menée par la Russie contre le régime ukrainien révèle les retards technologiques, industriels et politiques du régime poutinien dont le « soft power » est infiniment plus faible que celui des États-Unis. Seule la Chine (adversaire principal proclamé par les États-Unis) est en compétition sur le long terme.

 

[19]  Les contradictions internes à l’Occident mériteraient néanmoins d’être examinées avec une particulière attention : les manuels universitaires, toujours révélateurs, n’expriment qu’une adhésion globale à la politique de mondialisation occidentalisée, qu’ils tendent à « naturaliser ». Peu de contributions de la pensée juridique académique portent sur la confusion droit-morale en voie de développement, sur la corruption (notamment financière) dans les relations internationales et européennes (le rôle des « lobbies » et les quelques « affaires » dont parlent les médias n’intéressent que médiocrement), sur la mutation du droit économique en un plus classique droit des affaires internationales, sur le promotion de l›OTAN et le déclin des Nations Unies, et plus encore sur le mal-développement des pays du Sud toujours dissociés de la prétendue « communauté internationale » ! Presque rien non plus sur les conflits « périphériques » comme l›éternelle question palestinienne et sur les guerres régionales (comme celle de l›Arabie Saoudite contre le Yémen dont l›intervention a fait environ 400.000 morts!).

 

[20]  Voir, par exemple, la tribune de l’historienne Chloé Morin, ancienne conseillère du Premier Ministre sous la Présidence Hollande, consacrée à « la guerre en Ukraine : oui à une action de l’ONU », parue dans L’Humanité des 24-26 février 2023.

 

[21]  Cf. Entretien avec B. Badie. L’Humanité magazine. 23/03 – 1/04/2023.

 

[22]  La prospective à la mode (particulièrement dans les grands médias), édifiée sur des bases incertaines, semble écarter la perspective durable et vraisemblable de la rupture entre le monde occidental qui veut rester hégémonique et les États qui se refusent désormais à jouer les seconds rôles, que ce soit la Chine ou les différentes puissances émergentes.

 

[23]  La doctrine conservatrice se complaît dans cette abstraction récusant le plus souvent la sociologie politique. L’ouvrage classique du juriste M. Merle, (Sociologie des Relations Internationales. Dalloz. 1976) se voulant pourtant inspiré d’une méthode sociologique, ne consacre dans son ouvrage de 475 pages que 7 lignes (p. 306) à la structure réelle de l’État citant « tantôt le pouvoir d’un homme ou d’une petite équipe, tantôt l’influence d’une caste professionnelle ou d’un groupe d’intérêts, tantôt le triomphe d’une passion collective, tantôt les hésitations et les atermoiements de la classe politique ».

Il semble que les manuels contemporains ont peu évolué sur ce terrain. On constate, par exemple, que les lobbyistes auprès de l’Union Européenne ou dans les conférences internationales dans le domaine économique, source d’une production juridique régulant ou dérégulant les relations internationales, sont peu étudiés dans les Facultés de Droit.

[24]  L’enthousiasme des progressistes lors de l’élection d’Obama, très rapidement déçu, est une illustration du système oligarchique incarné par un « petit monde » détaché de la société civile : il assure une continuité par-delà les changements de majorité, de parti ou de personnalités, comme le souligne dans son travail Noam Chomsky : « La grande stratégie impériale » est le produit du Président, « prisonnier » volontaire des intérêts dominants et du jeu géopolitique standard des États-Unis.

On peut citer la continuité théorique de la directive NSC G8  de 1950 de la Defense Planning Guidance de Wolfowitz (voir New York Times du 8 mars 1992), ou de la doctrine de la National Security Strategie de 2002 ! La « démocratie des affaires » ne connaît pas « l’opinion » souvent manipulée comme elle l’a été à propos de l’Irak en 2003 …

[25]  Voir toute une série d’ouvrages très peu pris en compte :

– C-P. David, L.Balthazar, J. Vaïsse. La politique étrangère des Etats-Unis : fondements, acteurs, formulation. Presses de Sc. Po. 2003.

– T. Smith Foreign Attachment : the Power of Ethnic Groups in the Making of American Foreign Policy. Harvard University Press. 2000.

– B. Badie. La diplomatie de connivence, les dérives oligarchiques du système international. La Découverte. 2011.

– P. Guerlain, Université de Nanterre. « La politique étrangère de l’administration Obama : continuités et contraintes », in Recherches Internationales,  n° 91, juillet-septembre. 2011.

[26]  L’absence de cohérence entre politique intérieure et politique extérieure se constate de plus en plus dans la phase actuelle particulièrement confuse. Certains États développent ainsi une politique extérieure « progressiste », c’est-à-dire procurant à la société internationale un apport réduisant l’omnipotence des « Empires » les plus puissants. Ces mêmes États peuvent avoir dans l’ordre interne des politique anti-sociales et dictatoriales. Inversement, d’autres États peuvent être agressifs et bellicistes dans l’ordre international, tout en ayant une politique sociale interne avancée et une pratiques politique intérieure respectant certains acquis démocratiques.

Il est donc peu rationnel de distinguer comme c’est le cas les États qui incarneraient le Bien de ceux qui ne seraient que l’expression du Mal !

[27]  Les analyses sont multiples, notamment aux États-Unis, de l’osmose reliant les principaux lobbies (et notamment les groupes militaro-industriels, les pétroliers et l’industrie du luxe) à l’administration de la Maison Blanche. Ayant tous les moyens de l’emporter et de tirer bénéfice de tout conflit, la puissance étasunienne se refuse à négocier dans la plupart des contentieux. C’est aussi la posture de la plupart des Grandes Puissances. Les États-Unis en 1990 ont refusé 6 propositions de l’Irak à l’occasion de la crise avec le Koweït ; en 1993, à propos de la Bosnie, ils ont annihilé le plan de paix Vance-Owen et empêché toute solution négociée avec la Serbie. Ils ont appuyé la France en 2011 lorsqu’elle a pris de vitesse l’intervention de l’Union Africaine visant à éviter l’agression en Libye. En 2022-23, la fuite en avant de Poutine et de Biden entraînent la mondialisation du conflit : la Russie et les États-Unis s’efforcent avant toute négociation d’occuper une position de force optimale, sans considération pour les peuples russe et ukrainien directement concernés.

 

[28]  Le CAC 40 et les fonds d’investissement sont hostiles, évidemment, à toute participation citoyenne, favorable à la forte anesthésie sociale particulièrement dans le domaine des affaires internationales. Voir, par exemple, D.G. Boullier. « Changer de cible : comment obliger le CAC40 à débrancher Macron ».  Le club Médiapart . billet de blog. 15 avril 2023).

 

[29]  Il est très contestable de classer, comme c’est le cas dans de nombreux manuels, dans la même catégorie les firmes transnationales et les ONG, comme si elles représentaient des forces équilibrées et innovantes dans la société internationale ! Il s’agit pour certains auteurs d’éviter de favoriser un jugement critique sur les rapports de force à l’heure de la mondialisation.

 

[30]  Voir à ce propos les développements de M. et R. Weyl. « Sortir le droit international du placard ». CETIM (Genève). 2008.

 

[31]  Le désintérêt relatif des partis politiques, de leurs directions et de leurs adhérents et par conséquence celui des citoyens, constitue un lourd manque à gagner démocratique. L’opinion ne connaît que très peu l’activité des organisations internationales, quelles que soient leurs initiatives (comme par exemple le projet des Nations Unies en 2000 d’un partenariat public-privé et de « Pacte Mondial » avec les acteurs privés pour rechercher des solutions communes pour atteindre les objectifs du « Millénaire »). De même, la pression des lobbies sur le Parlement Européen et la corruption de certains élus révélée en 2022-2023, au profit notamment du Maroc et du Qatar, ne perturbe guère l’opinion.

 

[32]  La Russie d’aujourd’hui se réclame à la fois de l’Empire tsariste et de l’URSS, refusant la perte de sa zone d’influence et même de ses colonies.

Cette posture est en réalité, sous des formes variées, celle de tous les Empires qui depuis plusieurs siècles ont dominé le monde, comme le Royaume Uni et son Commonwealth qui a succédé à l’Empire britannique, comme la France qui s’est refusée à perdre son Empire colonial en expérimentant successivement l’Union Française , l’éphémère Communauté Française de 1958, transformée ensuite en une « Françafrique » interventionniste.

L’anticolonialisme étasunien s’est accommodé de la doctrine de Monroë consacrant l’Amérique entière aux seules Américains du Nord !

Cf. Adam Abdou Hassan. Puissance du droit et droit des puissants. Les traités européens et « eurafricains » sous la loupe ». Cetim. 2021.

[33]  Cf. J. d’Apremont. L’État non démocratique en droit international. Pédone. 2008.

 

[34]  Cf. A. Supiot. Grandeur et misère de l’État Social. Fayard. 2013.

 

[35]  Marysol Touraine, par exemple, dans un élan lyrique parle dans son manuel d’un « désir de droit » (?) stimulant la « communauté internationale » (Le bouleversement du monde. Géopolitique du XXI° siècle. Seuil. 1995),  en dépit de la réalité. Celle-ci ne cesse de la démentir dans de nombreux cas, par exemple, celui affectant les droits des migrants.

L’Union Européenne et son institution « Frontex » dont les pratiques sont incertaines en matière de droit d’asile, procède essentiellement à la politique d’externalisation en refoulant vers la Libye ou la Tunisie les réfugiés de toutes nationalités avant qu’ils puissent atteindre les frontières de l’Europe. Il en est de même à la frontière de Vintimille franco-italienne où les mêmes migrants mineurs sont renvoyés en Italie sans avoir eu la possibilité d’exercer leurs droits. Depuis 2012, la France a été ainsi condamnée à 9 reprises par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour rétention de mineurs étrangers.

[36]   Cette posture d’actualité peut se référer aux penseurs incontournables de l’Occident. Montesquieu, par exemple, vante « la nécessité d’attaquer, lorsqu’un peuple voit qu’une longue paix mettrait un autre en état de le détruire et que l’attaque est, dans ce moment, le seul moyen d’empêcher cette destruction » (L’Esprit des Lois). Que peut-on reprocher aux États-Unis et à la Russie ?

Napoléon Ier pour se laver de l’accusation d’avoir trop fait la guerre, affirme dans ses Mémoires qu’il « avait toujours été attaqué » ! Il n’y a pour les chefs d’État de tous les pays et de toutes les obédiences que des guerres défensives. Il n’y a d’ailleurs plus de Ministère de la guerre, ils sont remplacés par les Ministères de la « Défense » dont l’arme est toujours la « légitime défense » qui contourne l’interdiction légale du recours à la guerre ! La notion « d’agression » est toujours difficile à définir aux Nations Unies comme pour les États  Parties au Statut de la Cour Pénale Internationale !

Il est clair que pour les décideurs de la politique extérieure,  l’agresseur est toujours l’adversaire.

[37]  On peut rappeler que sur les ceinturons de l’armée allemande était inscrit : « Got mit uns « !

 

[38]  Elle l’était bien davantage durant les années 1970 lorsque le tiers-mondisme et les « Nouveaux États » du Sud semblaient devoir profondément modifier les relations internationales !

 

[39]  La notion de « guerre juste » de nature religieuse est réapparue lors des derniers conflits. Rationnellement, aucun conflit armé ne peut être ainsi qualifié par un vote majoritaire ou une déclaration unilatérale. Les concepts éthiques ont peu de relation avec le pouvoir dans l’ordre interne ; ils n’en ont pas davantage dans les relations internationales. C’est seulement à posteriori que l’Histoire fait le bilan (dans certains cas controversé) des conflits armés, le plus souvent jugés nocifs pour les peuples concernés et d’une utilité relative au regard des objectifs poursuivis.

La pensée catholique durant l’entre-deux-guerres invoquait « le droit de glaive tout aussi nécessaire pour réprimer l’injuste agresseur du dehors que pour punir les malfaiteurs et les rebelles sur le territoire national lui-même ».

Le Pape Benoit XV lors de la Première Guerre mondiale « discerne » les causes permanentes de la guerre : « l’oubli de la Charité, le mépris de l’autorité, la lutte des classes, la convoitise des jouissances ».

Cf. Y. de La Brière. Catholicisme et droit des gens. Bulletin d’études et d’information de Saint—Ignace. Anvers. 1924.

[40]  Ce que les adversaires du principe d’unanimité négligent c’est le fait que le nombre de votes négatifs de l’URSS (117) et des États occidentaux (membres de l’OTAN) (108) a été presque équivalent, la Chine n’en usant que 4 fois de 1945 à 1993, c’est-à-dire durant toute la durée de la première « guerre froide ».

De plus, le Conseil de Sécurité est contourné, particulièrement depuis 2001, dès lors qu’il ne sert pas les intérêts occidentaux. Les États-Unis arguant de l’antiterrorisme se croient fondés à invoquer un état d’exception juridique permanent pour renverser, par exemple, les Talibans pour intervenir en Irak en 2003. En 2011, la France (assistée de la Grande Bretagne et des Etats-Unis, « interprètent » la résolution 1973du Conseil de Sécurité pour intervenir en Libye et bombarder Tripoli !  La Russie, pour sa part,trouve une légitimité analogue en intervenant en Géorgie sans se soumettre aux Nations Unies !

[41]  Les bases militaires des États-Unis sont au nombre de 800 (chiffre de 2017) dans 177 pays. L’OTAN associe 31 États membres.

 

[42]  La dette extérieure des pays africains atteint en 2023 1071 milliards de dollars, dont 45% sont détenus par des créanciers privés.

 

[43]  Dans l’opinion, chaque nouvelle guerre efface la précédente. La guerre occidentale contre l’Irak (655.000 morts), selon la revue Lancet (2006) et l’exil pour 2,5 millions d’Irakiens. L’intervention contre la Libye (2011) a fait quelques dizaines de milliers de victimes, y compris civiles. Le conflit Arabie/Yémen a fait 400.000 morts et celui de l’Ukraine plus de 200.000 en une seule année.

 

[44]  Lors de la rencontre Brésil-Chine à la mi-avril 2023, après qu’ait été dénoncé le FMI, deux banques (chinoise et brésilienne) ont été désignées pour réaliser les opérations de change qui permettront à l’exportateur de recevoir dans sa monnaie le paiement fait par l’importateur dans sa devise d’origine. D. Roussef, ex-Présidente du Brésil, a été installée à la tête de la Nouvelle Banque de Développement (NBD), dont le siège est à Shangaï, chargée au profit des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) de réduire l’hégémonie du dollar.

 

[45]  Selon la formule de Samir Amin (La déconnexion : pour sortir du système mondial. La Découverte. 1986).

 

[46]  On peut s’interroger sur la faible prise en considération des faits par la « science » juridique à la différence des autres sciences sociales. Pour les juristes, les fictions édifiées artificiellement semblent prévaloir.

 

[47]  « Les États-Unis mettent leur nez partout et la Chine s›y emploie systématiquement ». D. Ownby. Université de Montréal, in « Les Chinois pensent que la démocratie à l’occidentale ne fonctionne pas », in L’Humanité magazine  n° (18-22 mars 2023).

 

[48]  Au-delà de l’extrême concentration du pouvoir étatique dans le domaine de la politique internationale, une série de facteurs conduit les citoyens à s’en désintéresser, laissant dans chaque pays les sommets de l’État maîtres de leurs options de politique étrangère. On peut ainsi recenser, la faiblesse quantitative et l’absence de contradictoire dans l’information internationale. La crise sociale qui sévit dans la plupart des pays favorise un repli sur des préoccupations les plus immédiates et entraîne la disparition de diverses organisations transnationales (comme les Internationales ouvrières) à l’exception des ONG dont les moyens sont limités.

 

[49]  D. Toubon (Conférence à Nice du 27.0.2023) dénonce son Président E. Ciotti pour avoir fait une telle déclaration, sans fondement scientifique, en reprenant la thèse du « grand remplacement » !

 

[50]  C’est ce que disait le Doyen Trotabas dans les années 1970 pour expliquer la survivance des courants marxistes en Occident et les différentes atteintes aux principes républicains.

 

[51]  Ce fut le cas, par exception, en France contre la Guerre d’Espagne, celle d’Indochine et d’Algérie, et aux États-Unis, sur les campus contre la guerre du Vietnam.

 

[52]  F. Héran. Entretien sur la question des migrants. TV. France Info, jeudi 20/4/2023.

 

[53]  A l’évidence, le système représentatif est ineffectif au niveau de la politique internationale !

 

[54]  On peut citer R.J. Dupuy, qui durant les années 1970 assurait un cours sue « L›opinion » à la Faculté de Droit de Nice.

Voir aussi F. Demichel. La lutte idéologique dans la France contemporaine. LGDJ. 1982.

 

[55]  Cf. G. Scelle. L’OIT et le BIT. Ed. Rivière. 1930.

 

[56]  Cf. Denis Alland. Les mesures de réaction à l’illicite prises par l’Union Européenne motif pris d’un certain intérêt général. Revista di Diritto internazionale. Anno CV. Fasc. 2. 2022, p. 369 et s.

 

[57]  Ces « réparations » rejoignent la revendication non satisfaite des peuples ayant subi la colonisation aujourd’hui formellement condamnée, mais dont l’esprit colonial xénophobe et raciste n’accepte pas même son principe !

 

[58]  Il s’agit du « Mouvement Pacifiste Ukrainien » et du « Bureau International pour la Paix » en Russie, encore modestes parce que passés sous silence par les médias, qui sont soutenus par de nombreuses organisations à travers le monde, notamment le Mouvement de la Paix français. La campagne s’est intensifiée depuis décembre 2022. Cf. L’Humanité. 20 décembre 2022. « Le silence médiatique en Occident a été absolu » !

 

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