Non-agression et intangibilité des frontières : quel rôle pour l’ONU ? Les cas du Kosovo, de la guerre en Ukraine et de Taiwan – Daniel Lagot

The following article was published in the June 2024 issue of the International Review of Contemporary Law, the journal of the IADL, focusing on the 77th anniversary of the United Nations Charter.

Daniel Lagot, président de l’ADIF 

Association d’étude sur le droit international et la guerre, France

Les deux principes de base des Nations unies, non-intervention contre un autre Etat sans mandat de l’ONU et intangibilité des frontières sauf accord des parties, ont été transgressés dans l’histoire récente par les pays occidentaux, entre autres au Kosovo, puis par la Russie qui s’est appuyée sur cet exemple dans ses guerres en Géorgie puis en Ukraine. Les raisons invoquées par les uns et les autres incluent le droit à l’autodétermination et la « responsabilité de protéger », qui ne permettent cependant pas en soi une intervention armée. La Chine tient au principe d’intangibilité des frontières, remis en cause par les États-Unis à Taïwan, ce qui la met en difficulté dans son soutien à la Russie.

Après une discussion de ces principes et sur ce que pourrait ou devrait être le rôle de l’ONU, sont évoquées la manière dont les guerres se terminent et les solutions éventuelles pour le Kosovo, Taïwan et pour la paix en Ukraine, le jour où les parties seraient prêtes à négocier, dont la solution proposée par le présent auteur.

  1. Principes de l’ONU et cas du Kosovo, de la guerre en Ukraine et de Taiwan

Les deux principes de base de l’ONU pour la paix sont i) non-intervention contre un autre État sans mandat donné par le Conseil sécurité en cas de menace contre la paix internationale, de rupture de la paix entre États ou d’acte d’agression. Dans les deux derniers cas, il peut aussi être donné par l’Assemblée générale avec au moins deux tiers des votes si le Conseil est bloqué par un veto (résolution Unis pour la paix) et ii) intangibilité des frontières lors de l’admission des États à l’ONU, sauf accord des parties.

1999 : Les pays occidentaux lancent leur guerre contre la Serbie sans mandat de l’ONU, en soutien aux séparatistes du Kosovo, alors province serbe à majorité albanophone, en violation du premier principe. Le. Kosovo passe sous contrôle de l’OTAN et des insurgés avec accord de l’ONU en attendant un règlement négocié. Un tel règlement paraissait simple : indépendance du Kosovo mais rattachement des régions du nord, à très forte majorité serbe, à la Serbie, ce qui n’a pas eu lieu : le Kosovo a, semble-t-il, préféré pousser les serbes du nord à l’exil et les pays occidentaux voyaient peut-être là une manière d’affaiblir la Serbie, proche de la Russie.

Les insurgés proclament l’indépendance en 2008 dans les frontières de l’ex-région serbe, indépendance reconnue par les pays occidentaux qui violent ainsi le second principe. Des négociations ces dernières années sur la base des idées indiquées ci-dessus ont échoué. Un plan de paix de l’Union européenne (qui fait pression sur la Serbie, candidate comme le Kosovo à l’UE) prévoit la reconnaissance entre Serbie et Kosovo avec autonomie des régions du nord à l’intérieur du Kosovo. Il y aurait eu un accord verbal, non confirmé à ce jour, de la Serbie.

L’attaque occidentale contre la Serbie puis la reconnaissance du Kosovo étaient-elles « moralement » justifiées ? Outre le droit à l’autodétermination, qui est lui aussi reconnu par l’ONU mais ne permet pas en soi une intervention extérieure, les pays occidentaux ont invoqué un devoir humanitaire :  les populations albanophones auraient été victimes de massacres, voire d’un plan d’extermination, massacres et plan dont on sait depuis qu’ils ont été largement inventés.

Les résolutions de l’ONU des années 2000 sur la « responsabilité de protéger », ont confirmé que le Conseil de sécurité peut donner un mandat d’intervention en cas de problèmes internes à un État, s’il estime que ces problèmes menacent la paix internationale, ce qu’il fera en 2011 en autorisant la guerre occidentale contre la Libye (en invoquant à nouveau des massacres dont on sait aussi qu’ils n’ont pas eu lieu. Les pays occidentaux ne respecteront pas les clauses de la résolution votée).

2022 La Russie lance en février sa guerre en Ukraine puis déclare en septembre annexer quatre régions (Donbass et régions voisines) après des référendums contestés, s’ajoutant à la Crimée annexée en 2014.

Les pays occidentaux, devenus en l’occurrence de grands défenseurs des deux principes de base rappelés plus haut (qu’ils continuent à violer dans d’autres cas : voir plus loin le cas des Etats-Unis à Taïwan) et l’Assemblée générale de l’ONU, dans des résolutions non contraignantes (sans référence à la résolution Unis pour la paix) réunissant autour de 140 votes sur 193, dénoncent les violations de ces principes. On notera que la quarantaine d’États ayant voté contre ou s’étant abstenus représentent néanmoins près de la moitié de la population mondiale : ils l’ont fait en partie parce que les résolutions ne prenaient pas en compte l’ensemble des questions et ne proposaient pas de solution.

La Russie s’était déjà appuyée sur le précédent du Kosovo dans sa guerre contre la Géorgie en 2008 en soutien aux séparatistes d’Ossétie du Sud, province de la Géorgie ayant proclamé son indépendance en 1992. Puis la Russie reconnaît l’indépendance des provinces séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, qui faisaient partie de la Géorgie en URSS et lors de l’admission de la Géorgie à l’ONU après la fin de l’URSS. Un des motifs invoqués à nouveau en 2022 a été le soutien aux séparatistes du Donbass ayant proclamé leur indépendance à la suite du changement de régime à Kiev en 2014. Outre le droit à l’autodétermination, le devoir humanitaire a été invoqué : les populations auraient été victimes de massacres, voire de génocide, de la part entre autres du régiment Azov, milice néonazie intégrée à l’armée ukrainienne.

Le président ukrainien élu en 2010 prônait la neutralité de l’Ukraine et un équilibre entre Occident et Russie, mais le pouvoir instauré en 2014 après des manifestations, l’invasion du parlement et la destitution (illégale) du président en place sans le quorum requis, prône le rapprochement avec l’Occident, l’adhésion à l’OTAN, l’opposition à la Russie et la « de-russification » au détriment de la langue russe couramment parlée en Ukraine, en particulier dans l’Est et le Sud. Les affrontements ont été suivis d’une violente répression des opposants, entre autres à Odessa et Marioupol, et les régions de Donetsk et Lougansk dans le Donbass proclament leur indépendance. La guerre qui suit aurait dû se terminer avec les accords de Minsk de 2015, prévoyant leur retour en Ukraine après mise au point par le pouvoir ukrainien d’une constitution avec autonomie régionale : il ne l’a jamais fait

La Russie avait par ailleurs repris sans combats la Crimée dès 2014. Historiquement russe, elle faisait partie, en URSS, de la Russie puis avait été rattachée en 1954 à l’Ukraine. Son parlement local a ratifié en 2014, après référendum, son rattachement à la Russie, en outrepassant cependant ainsi ses pouvoirs.

Le cas de la Chine est intéressant. Bien qu’elle ait entamé un rapprochement avec la Russie, elle s’est abstenue lors du vote des résolutions de l’ONU et n’a pas voté contre. Outre certaines rébellions (Tibet, Xinjiang …), elle a un problème, Taïwan, qui fait partie de la Chine selon l’ONU, mais les États-Unis affirment qu’ils aideront militairement Taïwan en cas d’attaque, bien que la Chine ait le droit d’intervenir dans ce qui est son territoire selon l’ONU, à l’encontre des règles qu’ils prétendent défendre.

La Chine veut reprendre Taïwan et tient donc au principe d’intangibilité des frontières. Elle a dévoilé en 2023 un « plan de paix » en Ukraine incluant, outre le souhait de dialogue et de règlement pacifique, l’affirmation de la souveraineté des États, donc implicitement de l’Ukraine dans ses frontières reconnues, ce qui parait aller à l’encontre des positions de la Russie. La Russie affirme, elle, son adhésion aux principes de base de l’ONU et à la recherche de solutions pacifiques, mais indique que, selon elle, elle n’avait pas eu le choix devant le refus du pouvoir ukrainien d’appliquer les accords de Minsk (elle n’avait pas reconnu avant 2022 l’indépendance des régions séparatistes), et il fallait dans ces conditions corriger des « erreurs historiques ».

  1. Retour sur les principes, la manière dont les guerres se terminent et le rôle de l’ONU

Les deux principes de base de l’ONU rappelés plus haut sont contestables. La Charte parle de nations, peuples et États supposés les représenter mais ce sont les États qui ont le rôle majeur, dans des frontières souvent établies de façon discutable selon les aléas de l’histoire, mais non modifiables sauf accord des parties. L’ONU affirme le droit à l’autodétermination mais ce dernier est soumis à cet accord, parfois obtenu pacifiquement, mais souvent après de longues guerres : voir ci-dessous.

Parmi d’autres problèmes, le droit de veto au Conseil de sécurité traduit l’idée que les membres permanents ont le devoir d’assurer la paix et d’éviter des décisions trop hâtives, mais il peut conduire à des blocages même s’il peut être en partie contourné par l’Assemblée générale où il n’y a pas de droit de veto (voir section 1). Rappelons aussi que, selon la Charte, le Conseil lui-même ne peut donner un mandat d’intervention que dans les cas rappelés en section 1, qui a priori ne s’appliquent pas en cas de problèmes internes à un Etat dans ses frontières reconnues. Ce problème a été parfois contourné par l’affirmation contestable que ces problèmes menaçaient la paix internationale (outre le cas de la Libye déjà cité en 2011, cas de l’Irak dont les armes auraient représenté une telle menace).

Mentionnons enfin que les pays sont de plus en plus interdépendants, ce qui va à l’encontre de la souveraineté des États. Les pays occidentaux sont ainsi les principaux responsables du changement climatique, dont les premières victimes sont les pays du Sud, mais ils n’ont guère eu à ce jour à rendre de comptes (la Chine y contribue aussi largement de nos jours, mais encore beaucoup moins par habitant et c’est dû en grande partie aux produits qu’elle fabrique pour nous)

On peut pourtant penser que le principe de souveraineté des « nations grandes ou petites » dans leurs frontières reconnues reste la moins mauvaise des solutions. Les États puissants, en particulier occidentaux, n’hésitent pas à violer les principes au détriment d’États moins puissants, et la situation pourrait être bien pire en l’absence des règles de la Charte. Reste à trouver des solutions par la diplomatie et l’ONU devrait jouer un rôle beaucoup plus actif, sans être largement soumise aux volontés occidentales, en particulier des États-Unis, en vue d’accord entre les parties si un accord n’a pas été trouvé directement entre elles.

Un accord pacifique est parfois trouvé entre les parties (par exemple pour un référendum (indépendance rejetée de peu au Québec ou en Écosse, votée au Monte-negro) La séparation de composantes d’un État s’est aussi faite pacifiquement lors de la dislocation de l’URSS ou de la Tchécoslovaquie.

Malheureusement, les accords entre les parties ont souvent lieu seulement après de longues guerres, si les insurrections n’ont pas été entretemps écrasées par la force ou n’ont pas peu à peu disparu. Certaines guerres se terminent ainsi par la défaite, voire l’écrasement d’une partie : par exemple, lors de mouvements  séparatistes : écrasement de la rébellion biafraise au Nigeria en 1970, défaite en 1971 du Pakistan au Pakistan oriental, devenu le Bengladesh, après intervention de l’armée indienne, de la Somalie lors de sa guerre avec l’Éthiopie en 1977-78 à propos de l’Ogaden, province de population somali mais faisant partie de l’Éthiopie, écrasement de la rébellion tamoule au Sri Lanka en 2009…L’écrasement d’une partie semble a priori difficile dans la guerre en Ukraine même si la Russie semble à ce jour en difficulté.

Dans d’autres cas, les parties arrêtent les combats devant leur incapacité à gagner et les difficultés rencontrées : cas de la guerre de Corée après trois ans d’une guerre effroyable On n’en est pas non plus encore là en Ukraine où il ne s’agit plus seulement d’une guerre entre le pouvoir et les régions séparatistes, mais d’une guerre (non déclarée) entre les pays occidentaux et la Russie.

Dans certains cas, c’est une des parties qui, sans être vaincue militairement, souhaite se retirer d’un conflit qu’elle ne parvient pas à gagner. Il peut s’agir d’un retrait pur et simple : retrait d’Afghanistan de l’Union soviétique en 1989, puis retrait des États-Unis en 2020, ou d’un retrait après certaines négociations : cas de la France en Algérie, des États-Unis au Vietnam, retrait du Soudan du sud du pays, devenu le Soudan du Sud…

Dans le cas de l’Ukraine, on peut imaginer qu’un jour une des parties, Ukraine et pays occidentaux d’un côté, Russie de l’autre, se lasse du conflit devant les difficultés rencontrées et choisisse de renoncer après le cas échéant des concessions limitées de l’autre partie (par exemple, la Russie se retirerait en conservant toutefois la Crimée et avec un certain retour aux accords de Minsk dans les autres régions annexées). On n’en est pas là à ce jour.

D’autres guerres se terminent, elles, par de vraies négociations en vue d’arriver à de bons compromis et à la paix : paix en 2020 entre l’Éthiopie et l’Érythrée après de longs affrontements (mais des affrontements continuent en Éthiopie entre le pouvoir central et des mouvements séparatistes, et une guerre violente a débuté fin 2020 au Tigré), paix aussi en 1998 en Irlande du Nord où se trouve une population souhaitant rester membre du Royaume-Uni, et une autre souhaitant l’indépendance ou le rattachement à l’Irlande. L’Irlande du Nord obtient une large autonomie à l’intérieur du Royaume-Uni.

A propos du Kosovo, son indépendance semble irréversible, mais le cas des régions du Nord, à nette majorité serbe, n’est pas résolu. L’ONU, qui a à cet égard ses responsabilités, devrait y contribuer et agir pour la reprise de négociations et soutenir les projets un moment envisagés (reconnaissance du Kosovo après rattachement des régions du nord à la Serbie et le cas échéant de petites régions albanophones de la Serbie au Kosovo. Ce que propose de nos jours l’Union européenne va peut-être aboutir mais ne semble guère la meilleure solution.

Quant à Taïwan, est-il possible d’envisager soit son indépendance si elle est souhaitée par sa population, ce qui semble cependant difficilement acceptable par la Chine, soit une large autonomie (cas de Hong-Kong, dont l’autonomie est considérée cependant insuffisante par une partie de la population).

       3   Quelle solution pour la paix en Ukraine ?

Une solution analogue à l’Irlande du Nord était celle des accords de Minsk. La situation est voisine : une partie de la population des régions annexées souhaite l’indépendance ou le rattachement à la Russie, une autre souhaite probablement rester ukrainienne. Cette solution semble difficile aujourd’hui.

Diverses autres propositions ont été faites : aucune des parties ne les accepte à ce jour, mais la situation pourra changer et l’ONU devrait jouer un rôle dans ce sens. Dans celle que j’ai faite en juillet 2022 (voir mon livre : Quelle solution pour la paix en Ukraine ?), les 4 régions annexées deviendraient un État indépendant sous supervision commune de l’Ukraine et de la Russie (avec reconnaissance officielle de la langue russe aux côtés de l’ukrainien, libre accès aux ports sur la mer d’Azov, droits de veto, neutralité…) Cela ne serait pas nouveau dans l’histoire. Andorre est ainsi un Etat indépendant sous présidence commune de la France et de l’évêque d’Urgell (Catalogne), solution adoptée au 13ème siècle après de longs affrontements, en vue de la paix.

Cette solution me semble avoir un avantage par rapport à la solution Musk proposée en octobre 2022 (nouveaux référendums sous contrôle international, neutralité de l’Ukraine, la Crimée resterait russe) :  si les référendums donnent des résultats mitigés, ils ne satisferont ni l’Ukraine ni la Russie ni les populations concernées, et ma solution permet à chacun de « sauver la face » : la Russie « n’abandonnerait » pas les territoires annexés et l’Ukraine n’y renoncerait pas. D’autres solutions, moins précises, incluent la mise provisoire des régions contestées sous contrôle de l’ONU, leur administration provisoire commune par la Russie, l’Ukraine et l’ONU…

Daniel Lagot après ses études à l’École Polytechnique, a fait une carrière scientifique au cours de laquelle il a présidé plusieurs grandes conférences scientifiques internationales. Depuis les années 2000, il s’est orienté vers les questions de la guerre et la paix et a publié ou dirigé la publication d’une douzaine de livres dans ce domaine.

 

 

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