Le libre-échange contre la charte des Nations Unies, Massi Peppoloni

 

The following article was published in the May 2022 special issue of the International Review of Contemporary Law, the journal of the IADL, focusing on the 75-76 anniversary of the United Nations Charter.

Le libre-échange contre la charte des Nations Unies

Massi Peppoloni

La théorie du libre-échange et le droit international

Le libre-échange, est une théorie économique, qui suppose « pour les pays entretenant des relations commerciales, de ne pas imposer de barrières tarifaires (des taxes) ou non tarifaires (comme des contraintes administratives, le respect de normes techniques et sanitaires ou des restrictions à l’accès au marché intérieur) aux importations de biens ou de services en provenance de leurs partenaires commerciaux. »[1].

Selon cette théorie : « les pays [ont] mutuellement intérêt à ouvrir leurs économies au commerce international à condition de se spécialiser dans la fabrication de produits pour lesquels ils disposent d’un avantage comparatif, … ».

La doctrine du libre-échange (entre nations), a été considérée par une certaine littérature comme favorable pour le bien-être global de l’humanité et opposée aux doctrines « protectionnistes ». Cette doctrine a gagné les gouvernements d’une majorité de pays dans le monde, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, la fin de l’URSS en 1991, et depuis la diminution de son influence mondiale en tant qu’unique superpuissance qui avait, de fait, tenté de s’opposer au modèle économique de libre-marché prôné par les États-Unis, devenu prédominant.

Depuis, 1945, avec la reconstruction d’un droit international et de l’Organisation des Nations Unies (ONU, initialement 51 membres sur 72 états se partageant le monde), la charte des Nations Unies a lié entre elles les nations dans un ordre international établi dans le but de : maintenir la paix et la sécurité internationales (…) ; développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde ; réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion (…) (extrait de l’article 1 de la Charte des Nations Unies).

Comme le disait feu Roland Weyl, il faudrait parler de la Charte « des Peuples » des Nations Unies, le mot « peuples » étant le plus important, puisque constitutif de la constitution des nations (cf. droit d’autodétermination des peuples).

Le nombre de nations dans le monde ayant explosé au vingtième siècle, sous l’effet de la décolonisation, l’ONU est composée en 2021, de 195 nations reconnues, et deux pays observateurs. Au total, on dénombre environ 200 nations se partageant le contrôle de la surface de la terre, avec des frontières et avec parfois plusieurs peuples et plusieurs langues en leur sein.

En parallèle avec la construction du système juridique international, le « Programme de rétablissement européen », en anglais : European Recovery Program (ERP), aussi appelé, plus familièrement : « plan Marshall », a lié économiquement et financièrement une majorité des nations ouest-européens, aux intérêts des États-Unis. En parallèle les Etats-Unis ont su se lier  de la même façon, une partie des pays asiatiques (le Japon, la Corée du sud et Taïwan, Singapore, la Malaisie,…) et l’Australie (Tous les pays dits ‘développés’ ou du ‘Nord’ du monde). Aujourd’hui, parmi les cinq membres permanents au conseil de sécurité de l’ONU, la Russie et la Chine semblent rester les deux seuls pays, à ne pas être complètement liés aux intérêts occidentaux.[2]

Le plan Marshall donnera naissance au GATT en 1948 puis à la création de l’OMC en 1985.

Développement des accords bilatéraux et droit international des investissements

Le monde a ainsi vu un important développement et une généralisation des accords de libre-échange et internationaux : ASEAN, CETA, NAFTA, MERCOSUR, TAFTA (abandonné), AMI (abandonné).

Certains de ces accords n’ont pas abouti, mais tous ont généré des débats au sein des opinions publiques nationales et internationales averties et certains ont même provoqué une réelle hostilité aboutissant à leur retrait. Les cas les plus connus sont :

  • l’accord multilatéral sur l’investissement (AMI), dont l’échec fut historique ;
  • le Traité de Maastricht, qui a subi un échec cuisant au référendum populaire au Danemark et en France ;
  • le Traité Constitutionnel Européen (TCE), dont la ratification fut suspendue, suite à l’échec de deux référendums populaires, en France et aux Pays-Bas, et qui fut remplacé par le Traité de Lisbonne, qui ne fit pas l’objet d’un nouveau référendum, puisque ratifié par voie parlementaire.

L’hostilité des peuples envers certains de ces traités de « libre-échange », est due au fait qu’ils contenaient, la plupart du temps, des clauses économiques en faveur d’entreprises multinationales, appelées investisseurs, mais défavorables au contrôle par les états : dont on dénonce le prétendu « protectionnisme nationaliste » ; de nombreux accords ont donc, par la suite, été négociés en toute discrétion, avec la participation active de groupes de lobbying des entreprises elles-mêmes.

Pour preuve, lors des vingt dernières années, sont ratifiés en nombre croissant, des accords bilatéraux d’investissements (BIT), fixant des protections légales pour les entreprises investissant des capitaux dans un pays tiers, ce qu’on appelle des Investissements Directs à l’étranger : en anglais Foreign Direct Investments (FDI).

Ces BIT, selon plusieurs ONG (GATT Watchdog, Global Justice Ecology Project, Bilaterals), finissent par « enfermer les pays dans des engagements qui ont une grande portée sur des questions allant des droits des investisseurs, à l’environnement et à la propriété intellectuelle. » [3].

Selon ces auteurs, les BIT par exemple : « ouvrent les marchés de l’agriculture au Sud, sans toucher aux subventions à l’agrobusiness au Nord, condamnant ainsi un nombre incalculable de petits fermiers à la faillite. Ils garantissent des droits étendus aux multinationales de faire des affaires comme elles l’entendent, incluant le droit de poursuivre des gouvernements simplement si leurs attentes en termes de profits ne sont pas satisfaites. Les traités bilatéraux privatisent les services publics, bafouent les constitutions et forcent les pays à se plier aux moindres caprices des multinationales. ».

Le monde a vu une multiplication spectaculaire de ces instruments : plus de 3 000 traités bilatéraux d’investissement ont été conclus depuis la fin des années 1950.

Développement international de l’arbitrage et des MARD

En parallèle, s’est développé, le recours à un nouveau mode alternatif de règlement des différends (MARD) : les tribunaux d’arbitrage, permettant de juger les litiges entre investisseurs étrangers et États. « L’arbitrage est un système profondément défaillant. Il n’est pas juste, pas indépendant, et il est loin d’être équilibré », assure le professeur de droit canadien Gus Van Harten[4].

Ce nouvel ensemble normatif ‘arbitral’ vise à assurer un traitement protecteur à un investisseur étranger et pour cela, à s’affranchir de l’ordre juridique d’un État dans lequel l’entreprise multinationale investit : « L’investisseur pourra tenter de contester, sur le fondement d’instruments internationaux et devant une juridiction internationale, les mesures adoptées par l’État d’accueil portant atteinte à son investissement. Si la discipline s’est construite autour de la protection contre l’expropriation directe, l’approche contemporaine est beaucoup plus diversifiée et interroge largement le principe l’autonomie réglementaire de l’État.».[5]

La protection ainsi accordée aux investisseurs étrangers et la manière dont cette protection est appliquée font que l’intérêt public des citoyens est subordonné aux intérêts de ces investisseurs puisque les lois censées protéger les citoyens d’un état sont contournées (par ex : la loi Evin pourrait être contournée par un producteur de tabac). Laure Delesalle (réalisatrice documentaire de : La dette, une spirale infernale ?) a enquêté sur cette justice arbitrale et en arrive à démontrer que ce système de justice arbitral fragilise la capacité des états à légiférer sur l’environnement, la santé, les conditions de travail, le tout au détriment des citoyens.

Liberté d’entreprendre dans l’imaginaire collectif

Les intérêts des investisseurs, c’est celui des entreprises multinationales dans tous les domaines d’activité : commerce de détail, pétrole, gaz et énergie, automobile, banques, assurances, Big Pharma et Big Tech, dont les « géants du Web » : GAFAM et autres similaires, russes et chinoises (Yandex, VKontakte, Mail.ru, Odnoklassniki et Rambler, Baidu, Huawei, Alibaba Group, Tencent et Xiaomi) ; renforcées par l’émergence d’un nouveau modèle d’entreprise très flexible et sans trop de salariés, appelé « économie de plateformes ».

Ces entreprises multinationales sont adulées aujourd’hui par une partie de l’opinion publique, et par les gouvernements de nombreux pays occidentaux, à l’image des entreprises Apple, Google (dont le nom du conglomérat est Alphabet), Tesla et SpaceX (groupe Blue Origin) et de leurs fondateurs-créateurs, Steve Jobs, Larry Page, Elon Musk.

Soutenues par les médias, les entreprises et leurs dirigeants sont les coqueluches de nombreux blockbusters au cinéma et sur les plateformes de streaming vidéo : qui n’est pas intrigué et attiré pas la figure controversée de Tony Stark dans Iron Man ?

Ces entreprises multinationales sont adulées parce qu’elles sont rentrées dans l’imaginaire collectif comme étant capables d’apporter développement et richesses à tous, en lieu et place des états-nations ; et elles sont soutenues par les messages implicites inclus dans les communications et l’information dans les médias mainstream, dans les films superproductions de l’industrie audio-visuelle occidentale et surtout nord-américaine.

Leur image médiatique influence notre représentation mentale de l’entreprise qui apparait comme vertueuse et pourvoyeuse d’emplois, facteur de croissance et de paix, seule solution pour le futur de l’humanité.

Au centre de nos croyances qui permettent le système de coopération internationale actuel, les questions éthiques qui se posent deviennent donc de plus en plus centrales, parce qu’elles remettent en question l’organisation sociale et politique mondiale de nos états-nations.

Le libre-marché contre la liberté des peuples et les droits de l’homme

Les principes de libre-échange et de libre-marché sont liés à la notion de liberté d’entreprendre (découlant de l’article 4 de la déclaration des droits de l’hommes et du citoyen, et constitutionnalisé en France), de la liberté d’établissement au sein de l’Union Européenne (traité de Rome), de la liberté de Concurrence (articles 101 et 102 article 26 du Traité de Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE)) de la libre-circulation des marchandises, des services, des capitaux (article 26 du TFUE).

Ces principes, les normes du droit commercial international, et le développement de ces nouvelles normes de droit arbitral international, sont en train de faire voler en éclats tous les autres principes de liberté des peuples et notamment tous les instruments juridiques normatifs universels des droits de l’homme que l’on peut trouver listés sur le site internet de l’organisation des nations unies : https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/UniversalHumanRightsInstruments.aspx.

Un principe de droit, par exemple, qui est constamment bafoué, dans de nombreuses régions du monde, est celui de la liberté de circulation des personnes (Article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et article 26 Traité sur la Fonctionnement de l’Union Européenne – TFUE). Ce principe est évidemment en relation avec ceux du droit d’asile et le statut des réfugiés (Article 14 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et convention de Genève de 1951) et avec le droit de nationalité (Article 15 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme)

Pour rappel, l’article 13 de la déclaration universelle prévoit que : 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat. 2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays.

Quelques exemples de violation de ce principe de droit :

  1. le mur en construction entre Israël et la Palestine,
  2. un autre mur construit au Texas avec une politique migratoire des États-Unis restrictive envers les mexicains et les citoyens des autres pays d’Amérique centrale et du sud,
  3. la politique migratoire restrictive de l’UE envers les citoyens étrangers mais surtout ceux provenant d’Afrique ou du Moyen Orient.

L’article 26 du TFUE prévoit que : Le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les dispositions des traités. Pourtant, à plusieurs reprises des citoyens roumains ont été renvoyés en Roumanie alors que le pays fait partie de l’UE.

Le libre-marché opposé aux conventions de l’OIT

D’autres principes sont bafoués comme ceux de l’article 55 de la Charte des Nations Unies : «

En vue de créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, les Nations Unies favoriseront :

  1. le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et des conditions de progrès et de développement dans l’ordre économique et social;
  2. la solution des problèmes internationaux dans les domaines économique, social, de la santé publique et autres problèmes connexes, et la coopération internationale dans les domaines de la culture intellectuelle et de l’éducation;
  3. le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion.»

Pourtant, en 1919, après une guerre mondiale tragique ayant causé des millions de morts, les grandes puissances de l’époque avaient déjà reconnu « qu’une paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale; ».

Cette affirmation fondamentale, issue du traité de Versailles (partie XIII, section 1), est reprise dans la rédaction du préambule de la Constitution de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), organisation tripartite : avec des représentants des patronats mondiaux, des syndicats de travailleurs et de représentants des gouvernements, qui est encore aujourd’hui une des agences les plus importantes, et certainement la plus ancienne, de l’ONU.

C’est sur la base du constat que le respect de la justice sociale est fondamental et indispensable, et, que le respect par toutes les nations, des principes fondamentaux de la justice sociale, que l’OIT fut constituée, avec pour préambule de sa constitution :

« Attendu qu’il existe des conditions de travail impliquant pour un grand nombre de personnes l’injustice, la misère et les privations, ce qui engendre un tel mécontentement que la paix et l’harmonie universelles sont mises en danger, et attendu qu’il est urgent d’améliorer ces conditions : par exemple, en ce qui concerne la réglementation des heures de travail, la fixation d’une durée maxima de la journée et de la semaine de travail, le recrutement de la main-d’œuvre, la lutte contre le chômage, la garantie d’un salaire assurant des conditions d’existence convenables, la protection des travailleurs contre les maladies générales ou professionnelles et les accidents résultant du travail, la protection des enfants, des adolescents et des femmes, les pensions de vieillesse et d’invalidité, la défense des intérêts des travailleurs occupés à l’étranger, l’affirmation du principe de la liberté syndicale, l’organisation de l’enseignement professionnel et technique et autres mesures analogues ;

Attendu que la non-adoption par une nation quelconque d’un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d’améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays ;

Les hautes parties contractantes, mues par des sentiments de justice et d’humanité aussi bien que par le désir d’assurer une paix mondiale durable, ont convenu ce qui suit : »

Quarante articles, organisés en quatre chapitres et une annexe, déterminent les attributions et l’organisation de l’OIT et composent la constitution de cette institution, née en 1919.

L’ordre public international inclut forcément une forte composante d’ordre social, celui qui concerne, justement, d’abord et avant tout, tous les citoyens, travailleurs ou non, salarié souvent à 60 ou 80 % par des contrats de travail dans les entreprises nationales ou multinationales.

Cet ensemble normatif social de conventions de l’OIT associé à d’autres textes normatifs, comme le pacte sur les droits économiques sociaux et culturels de 1966 (PIDESC) et aux normes juridiques de chaque pays, détermine les règles de base pour une justice sociale fondamentale pour la préservation de la paix dans le monde.

Pour rappel, l’OIT a adopté 190 Conventions (parfois des protocoles et des Recommandations), dont 8 fondamentales et 4 prioritaires, qui sont ratifiées selon la volonté de chacun des 195 pays (actuels) de l’ONU, au fur et à mesure de leur adoption par la conférence internationale du travail (CIT). Une convention ou un protocole adoptés entrent en vigueur douze mois après avoir été ratifiés par, au moins, deux États Membres de l’OIT. Ces conventions fondamentales s’imposent aux États membres de l’OIT, qui sont contraints de les appliquer, qu’ils les aient ou non ratifiées. La ratification par un pays signifie uniquement sa soumission volontaire à une procédure de contrôle par l’OIT de l’application de ces normes (les conventions de l’OIT) ratifiées par tel ou tel pays, au sein de ses normes juridiques internes (nationales).

Les normes juridiques internationales adoptées, par le Conseil Economique et Social de l’ONU (ECOSOC), et notamment l’un des deux pactes de 1966, le Pacte International relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels (PIDESC, ICESCR en anglais), les conventions de l’OIT, ainsi que d’autres textes normatifs régionaux comme la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), la Convention interaméricaine des droits de l’homme, ou la Charte africaine des droits de l’homme,… représentent selon certains libéraux ou certains libertariens*, un obstacle au libre-échange, en ce qu’ils imposent le respect des dispositifs de normes juridiques nationales, adoptées démocratiquement par l’iter législatif, aux entreprises multinationales, aux investisseurs étrangers.

Le protectionnisme ou le libre-échangisme, lequel représente une menace ?

Les « barrières » douanières ou tarifaires imposées par ces législations nationales, protectrices des principes fondamentaux de la justice sociale, sont accompagnées ici de mesures non tarifaires de protection de certains secteurs (comme la santé, par exemple) considérés comme stratégiques par les citoyens des pays qui les adoptent. C’est ce que les libre-échangistes appellent le protectionnisme (avec un sens souvent péjoratif).

Une des conséquences de la pandémie de coronavirus de 2020- 2021 a été la forte limitation et la diminution des voyages nationaux et internationaux ; et en général de la circulation des personnes. Du point de vue purement libéral : la circulation de la « main d’œuvre » s’est retrouvée ainsi bloquée, pendant plusieurs mois, le plus souvent, là où elle se trouvait, dans un pays « étranger ».

De nombreuses mesures politiques pour lutter contre la pandémie, comme le green pass européen, ou

la fermeture des frontières de nombreux pays, dont certaines encore en cours, ont eu, de fait, un effet privatif de libertés pour les personnes dans le monde entier. En France, pendant des mois, jusqu’en mai 2021, il y a eu une interdiction des trajets de plus de 10 km (à but non professionnel), une interdiction de réunion à plus de 6 personnes (dans un lieu clos), une interdiction d’ouverture des très grandes surfaces, des cinémas, des musées, des théâtres, des restaurants et des bars,…

Mais ces politiques ont eu beaucoup moins d’effet sur les libertés de circulation des marchandises des entreprises, et des flux d’information et de communication virtuels. Les flux mondiaux de communications et d’informations ont, au contraire, augmenté ; ainsi que les flux des matières premières, des marchandises et des produits manufacturés, (souvent, par une augmentation exponentielle de la livraison à domicile), quand les ports et aéroports n’ont pas été retardés, faute de main d’œuvre. Ce qui aboutit à une augmentation inégalée des prix de transport, et de d’importation, enrichissant au passage des entreprises de logistique et de transport multinationales.

Les grosses entreprises, Big Pharma et Big Tech, les Banques et les Assurances, les entreprises de la Gig Economy, et de l’économie des plateformes, ont vu leurs profits se multiplier et leur influence politique s’accroître exponentiellement durant la crise pandémique.

Les nouveaux ultra-libéraux, les libertariens et la contre-culture de la Silicon Valley

Le plus préoccupant, étant non pas la concentration de richesses, préoccupante certes, mais cet accroissement d’influence politique des entreprises avec actionnariat et capitaux (privés ou publics) sur les gouvernements et les politiques économiques et sociales nationales ; qui s’est faite aussi, grâce à une lente et importante dégradation des contrôles des états sur les entreprises, sur leurs lobbies, leurs fondations et filiales, leurs flux financiers ; une dégradation de contrôles renforcée par le laxisme volontaire des gouvernements occidentaux, notamment dans une politique fiscale inégale, et grâce à certains pays, paradis fiscaux.

Ces décisions politiques des gouvernements (plus ou moins légitimes) des états-nations (plus ou moins démocratiques) sont souvent influencées par une idéologie ultra-libérale devenue dominante, et notamment par le cyberlibertarianisme, terme forgé par Karim AMELLAL en 2018[6] à partir du courant historique appelé : libertarianisme[7] ; pour indiquer ces nouveaux libertariens adeptes de l’homo numericus, issus de la récente « contre-culture », de la Silicon Valley.

Selon cette idéologie cyberlibertarianiste : « le code va sauver le monde », « l’informatique nous rendra libres », « la technologie assurera notre salut », « l’intelligence artificielle résoudra tous nos problèmes ». Ces mots, qu’emploient ces cyberlibertariens, « ont un double sens qui vise à les rendre plus acceptables, plus consensuels, y compris à gauche ». Ces libre-échangistes radicaux sous-entendent que la technologie et l’informatique ne seront pas sous le contrôle des états, et donc libres dans ce sens. Ceci implique évidemment un moindre contrôle par les citoyens, du moins par le biais du contrôle de la vie politique démocratique par des élections et des représentants comme nous les connaissons aujourd’hui. Le fondateur d’un des réseaux sociaux les plus connus, qui a changé récemment de nom de groupe, vient d’expliciter ce point de vue en expliquant que dans un futur proche, les citoyens pourraient, éventuellement, contribuer à décider des politiques des entreprises par le biais de « communautés d’entraide », au sein d’une « communauté globale » de citoyens-internautes, destinée à devenir un « cinquième pouvoir » (sic transit mundi).

Ce techno-libéralisme ou techno-libertarisme[8], reprend les concepts traditionnels de liberté d’entreprendre, et notamment le droit de propriété théorisé comme un droit absolu, auquel l’intérêt particulier du propriétaire (des capitaux), l’emporte sur l’intérêt des peuples. Le droit de propriété s’accompagne de la flexibilité du marché de l’emploi et des travailleurs, dans un monde de « concurrence libre, loyale, et non faussée » (cf. TFUE). Cette concurrence est entendue dans le sens « libre des monopoles d’état » et des contrôles étatiques, mais pas libre de monopoles privés comme ceux constitués par Alphabet, Méta ou les autres « big five ».

Le pouvoir des multinationales menace le pouvoir politique des états-nations

Ces concepts impliquent un repli de l’état sur ses fonctions régaliennes et la délégation d’un nombre croissant de fonctions à des entreprises privés, sous le contrôle de leurs actionnaires, d’où la nécessité de tendre la main aux citoyens par le biais de ces communautés d’entraide ayant un semblant de pouvoir de contrôle sur les entreprises.

Ce système implique malheureusement « une concurrence accrue des travailleurs et leur isolement croissant », nourrissant ainsi « l’épuisement des valeurs de solidarité et une méfiance accrue des individus les uns envers les autres »[9]. Il suffit de voir les récentes actualités sur les travailleurs précarisés des plateformes, prétendument « indépendants », et les conflits sociaux croissants sur leur requalification en tant que salariés.

Les cyberlibertariens se trouvent dans la continuité d’une tendance politique ultralibérale, presque constante depuis des années, en occident, de privatisation des services publics, dans tous les secteurs, de désengagement de l’état, de l’abandon de l’idée même d’état-providence.

« Quand ils parlent de liberté, il s’agit de la liberté d’ouverture des marchés, laquelle doit être totale, absolue, sans aucune interférence »[10], nous rappelle, dans son ouvrage, K. Amellal, surtout libre de l’interférence de l’état ou de ses institutions démocratiques plus ou moins « contrôlées » par les citoyens.

Leur objectif : c’est « la quête maximale du profit », pas l’économie collaborative, c’est « l’hyper-individualisme », pas la coopération humaine, pas l’entraide, « ils ont une aversion pour toute forme de régulation et de règlementation, la haine de l’imposition et de sa fonction principale, la redistribution [par les états], c’est-à-dire la justice sociale ». Ils sont donc fondamentalement opposés à l’état-nation qui garantit cette justice sociale, et sont donc néfastes, pour cette justice sociale internationale garantie par les conventions de l’OIT et pour le système de droits internationaux.

Au final, le renforcement de la liberté d’entreprendre, c’est-à-dire des droits des entreprises (et de leurs actionnaires et détenteurs de capitaux), va de pair avec le non-respect des droits des citoyens et des peuples. La liberté des possesseurs de capitaux, des entrepreneurs, des multinationales est donc contraire à la charte des peuples des nations unies.

Ces politiques économiques et sociales libre-échangistes, sont en train de miner l’ordre social, et par conséquence, l’ordre public international, mettent en danger la Charte des Nations Unies, dont les pactes de 1966, les conventions des droits de l’homme régionales. Le libre-marché représente, au final, non seulement un danger pour les citoyens de tous les peuples, mais aussi une réelle menace pour la paix mondiale.

[1] https://www.citeco.fr/libre-échange-ou-protectionnisme-quelle-réalité-dans-un-monde-globalisé-et-interconnecté

[2] La République populaire de Chine détenant aujourd’hui une grande partie de la dette occidentale et fabriquant l’essentiel des produits manufacturés occidentaux, et l’on pourrait en conclure que la « voie socialiste » à l’économie de marché implique une interdépendance entre les intérêts chinois et ceux des pays occidentaux.

[3] Tribune signée par Aziz Choudry, GATT Watchdog, membre du conseil d’administration du Global Justice Ecology Project ; Paul Pantastico, webmestre de bilaterals.org ; Renée Vellvé, GRAIN ; Carlos Vicente, GRAIN ; et l’équipe Web de bilaterals.org : http://www.ecosociosystemes.fr/echanges_bilateraux.html

[4] https://boutique.arte.tv/detail/quand_multinationales_attaquent_etats

[5] https://univ-droit.fr/unjf-cours/34898-droit-des-investissements-internationaux

[6] La révolution de la servitude. Pourquoi l’ubérisation est l’ennemie du progrès social, Karim Amellal, Démopolis, 2018

[7] https://www.liberation.fr/culture/2015/09/17/les-libertariens-sont-parmi-nous_1374248/

[8] Éric Sadin, La silicolonisation du monde : L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, Paris, Editions L’Echappée

[9] La révolution de la servitude. Op. cit., Karim Amellal, Démopolis, 2018

[10] La révolution de la servitude Op. cit., Karim Amellal, Démopolis, 2018

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