Le droit est un combat citoyen , Roland Weyl

 

The following article was published in the May 2022 special issue of the International Review of Contemporary Law, the journal of the IADL, focusing on the 75-76 anniversary of the United Nations Charter.

Le droit est un combat citoyen

Roland Weyl

1) «  JE NE SUIS PAS JURISTE »

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Non seulement pour ce qu’il est convenu d’appeler le commun des mortels, mais aussi bien dans la bouche de militants associatifs ou politiques, la formule revient de façon récurrente, et elle en dit long. Elle a d’ailleurs une double résonance :

Dans un sens, c’est une manière de s’excuser de ne pas être compétent, de ne pas être capable d’apprécier un problème qui relèverait du domaine du Droit, qui est donc trop compliqué, et ne peut être traité que par des spécialistes auxquels on est bien obligé de faire confiance. Mais en même temps, on peut y percevoir une certaine tonalité de mépris : le droit, par son maquis, encombre ce qui relève du bon sens, donc je ne m’embarrasse pas de ces arcanes de chats fourrés.

Contre le Droit, on invoque l’efficacité, que ses contraintes contrarient, mais aussi sa sœur la nécessité : les exigences de répondre à un besoin légitime justifierait de passer outre aux obstacles ou aux détours du Droit.

S’agissant de l’efficacité, combien de projets ont été annulés par les tribunaux, avec parfois à la clef des indemnisations, et même des poursuites pénales, pour avoir voulu ou cru pouvoir faire l’économie des contraintes juridiques ?

Quant à la nécessité, celle de l’un n’est pas nécessairement celle de l’autre ou des autres, et l’arbitraire s’est toujours prévalu de la nécessité pour s’affranchir des contraintes du Droit.

Pourtant, hors du Droit, il n’y a plus que la loi de la jungle.

En effet, le Droit remplit une fonction de définition des rapports sociaux, par sa valeur de référence. Il a donc une fonction essentiellement politique d’organisation de la société  (les Romains disaient « ubi societas ibi jus », « là où il y a une société il y a du Droit ».

C’est pourquoi il est une composante essentielle du combat politique, et donc des responsabilités citoyennes car non seulement la possibilité de s’y référer est une sécurité, mais il est plus facile d’agir en se référant à une légitimité reconnue par le Droit, et de pouvoir opposer à son adversaire son obligation de s’y conformer  que de devoir aller à son encontre.

Il s’en suit que non seulement on ne peut pas l’ignorer sans risque, mais qu’il peut être en retour un élément dans le rapport de forces,

Dans le même temps, en retour, il dépend, tant pour son contenu que pour son application, de ce rapport de forces.

En effet, le même droit n’a pas la même légitimité pour toutes les composantes d’une société contradictoire. Il y a certes un bon droit et un mauvais droit, mais celui qui est bon pour les uns est mauvais pour les autres, et réciproquement. Il dépend donc d’un combat permanent entre les forces différentes, voire opposées, qui ont intérêt à ce qu’il soit ceci ou cela, et n’est que le procès-verbal de l’état mouvant du rapport de forces de ses composantes, chacune en lutte pour son « bon » droit.

Cependant, sous la réalité de l’antagonisme des intérêts, l’héritage anarcho-syndicaliste du mouvement ouvrier français a longtemps pesé : le droit n’était vu que comme une machinerie de la bourgeoisie pour défendre ses intérêts, et les juristes étaient des bourgeois. Il fallait donc se méfier du droit comme le renard de l’antre du lion.

Puis peu à peu, avec les progrès de l’alphabétisation politique de masse, le Droit est apparu comme un enjeu, et les combats d’une opposition organisée ont été productifs d’une législation évolutive et fortement contradictoire, le combat se dédoublant alors, entre l’action sur le contenu du droit et celle pour l’application du bon droit et l’empêchement d’application du mauvais.

2)  MAIS LE DROIT N’EST-IL PAS TROP COMPLIQUE POUR ETRE MAITRISABLE ?

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Il est vrai que les lois sont bien compliquées. Elles le sont de plus en plus, et même les juristes ont souvent du mal à s’y retrouver, au point que fleurit la commodité des spécialisations en tel ou tel domaine du droit, celui qui se targue d’en connaître un secteur d’application se dispensant de connaître les autres, si bien que l’adage qui était jadis que nul n’est censé ignorer la loi devrait être aujourd’hui que nul ne peut être censé la connaître.

Ce n’est pas un progrès :  Au 19è siècle le paysan de Balzac ne savait pas toujours lire, mais il connaissait les lois qui lui garantissaient sa propriété.  L’hypertrophie juridique actuelle est le produit de la crise de société.

D’une part, la production du droit est grevée de la crise de démocratie, qui fait que l’œuvre législative, de plus en plus réglementaire, s’élabore dans les bureaux ministériels ou dans les cuisines d’une majorité présidentielle sans partage, ce qui fait qu’elle est vierge de tout véritable débat contradictoire. Même lorsqu’elle passe par l’élaboration parlementaire, les conditions de saisine et de discussion du Parlement n’en permettent pas l’examen et la discussion sereine en osmose avec les citoyens

D’autre part, dans un contexte d’incessantes contradictions, il faut produire le droit au jour le jour, en concédant un compromis ici, en reprenant du terrain là, au besoin par d’apparentes mini-corrections qui font que tel texte a fait l’objet de dix ou quinze modifications successives, souvent sous des formulations de renvoi de texte en texte, le cumul des textes privilégiant le foisonnement réglementaire sur les grandes avenues légiférantes et obligeant à de savants et subtils exercices de rapprochement entre ceux qui se combinent ou se contredisent, avec encore le fait que dans ces exercices d’interprétation on ne sait jamais quelle sera celle de la Cour de Cassation quand elle sera amenée à se prononcer en fin de course d’un procès engagé on ne sait quand.

Mais il importe peu que ce maquis juridique soit inaccessible au profane, car il a une fonction d’encadrement de l’individu, objet de pouvoir, et il est donc conforme à sa fonction qu’il ne soit pas partageable.

Cela fait certes la joie de certains juristes, que Molière eut appelés les Diafoirus du Droit, parce que cela les rend indispensables, leur donne une qualification, et constitue une source marchande.

Il reste qu’il est vrai que ce droit-là ne peut pas être maîtrisé, et qu’il faut aussi des spécialistes à qui recourir pour résister à son emprise. Mais c’est une crise du Droit, qui génère une insécurité juridique

3) FAIRE DU DROIT NOTRE AFFAIRE

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Pourtant pour remplir sa fonction de référence de comportement social, le droit devrait être clair, simple et facile à appliquer, mais ce qui est inséparable de son acceptation comme  légitime.

Un enfant à qui on donne la fessée réagit en lançant à ses parents « t’as pas le droit ! » et s’il met le doigt dans la confiture, il lance « j’ai le droit! ».

Et comme il est un moyen et un lieu de régulation idéologique des rapports sociaux, il consiste essentiellement à définir les moyens de mise en œuvre du pouvoir de qui sur quoi par rapport à qui, et s’opposent alors un droit servant un pouvoir central par en haut et un droit servant un pouvoir citoyen par en bas. C’est pourquoi c’est un lieu et un objet de combat, pour en gagner la proclamation dont se prévaloir, ou faire tomber ce qui y est contraire, puis pour que ce ne soit pas seulement sur le papier.

Les militants syndicaux l’ont compris et il n’est plus besoin de les convaincre que le droit du travail est un de leurs fronts d’action essentiels. Au-delà il est moins tard que l’on ne croit et tout reste à faire ou presque : A vos armes, citoyens ! Et pour cela constituez vos arsenaux juridiques et emparez-vous des autres pour les démanteler !

4) RENDRE AU DROIT SA FONCTION ET SA VALEUR

La fonction classique qui a donné au Droit son image perverse est celle d’un droit de permissions et d’interdits, qui traite le citoyen en objet de pouvoir et légitime les choix organisationnels de l’autorité. Il est logique que ce droit soit peu accessible, peu partageable par le profane, car il n’est pas destiné à pouvoir être contrôlé ou pris en main par le citoyen mais subi par lui.

Le Droit est alors réduit à une fonction d’encadrement, où l’individu n’est qu’objet de pouvoir.  Et c’est dans ce sens que va une instruction civique cantonnée dans l’enseignement d’obligations de comportement résumable à du « civisme » passif, par opposition à une citoyenneté active.

Même la simple proclamation de libertés destinées à protéger contre les abus de l’encadrement reste strictement défensive et participe à la logique d’un droit d’encadrement. C’est évidemment un minimum qui ne peut être ni sous-estimé ni négligé, mais la fonction du droit dans la régulation des rapports sociaux étant d’abord celle d’une régulation des rapports de pouvoir, comporte donc principalement la définition de ces rapports de pouvoir, sur les citoyens ou des citoyens.

Si/quand il est destiné à légitimer et organiser une fonction d’encadrement, il opère dans la mesure où il légitime la force qui encadre. Le Droit peut à l’inverse avoir une fonction de légitimation de rapports sociaux libérateurs, et d’inversion des rapports de pouvoir en en changeant la nature, y compris pour parvenir à cet objectif idéal de substitution à un droit de gouvernement des hommes un droit d’administration des choses par une maîtrise commune de ces rapports sociaux par une humanité libérée et maîtresse d’elle-même.

Les termes sont ainsi posés du combat entre deux conceptions du Droit. Le Droit va alors être à la fois le lieu et l’objet de ce combat, pour un contenu qui réponde aux besoins sociaux et en légitime les luttes, de telle façon qu’en retour il y aide. Ce Droit-là devra alors avoir les qualités inverses des défauts qui lui valent son image perverse : ne pouvant être imposé que par ceux auxquels il est appelé à bénéficier, il doit être partageable, et donc être clair.

5) ENTRE LE « BON » DROIT ET LE MAUVAIS, LE MAUDIT « JUS COGENS »

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Il y a donc deux conceptions du Droit : le Droit d’encadrement,  non partageable, protégé par une prétendue technicité, qui organise à coups de réglementations et d’interdits, et le droit légitimateur, clair, simple et partageable. Et le combat est, sans nier les nécessités d’un minimum de technicité, de mettre cette technicité et le droit d’organisation à l’aulne et sous la discipline du droit de légitimité, autrement dit le Droit réglementaire en dépendance du droit « politique », au sens noble de la politique.

Le problème est que, de tradition, les juristes ne reconnaissent la valeur de « jus cogens », c’est-à-dire ayant force obligatoire, qu’au Droit d’organisation, en ne concédant au droit de légitimation qu’une valeur d’orientation morale.

Ce privilège pour la technicité s’explique grandement par le fait qu’elle bénéficie d’une apparence d’objectivité, alors que le droit de légitimité ne peut pas être le même pour tout-le-monde, pour les dominants et les dominés. Les juristes qui se réfugient dans la technicité croient ainsi faire l’économie d’un choix, alors qu’ils ne s’en donnent que l’apparence, puisqu’ils servent un système en en gérant l’application.

Le motif invoqué est que seul peut avoir une valeur juridique un droit assorti de sanction, c’est-à-dire s’il bénéficie du soutien de la force, qui seule le rend exécutable,. Autrement dit, le Droit peut être bon ou mauvais, mais n’est du Droit que s’il est consacré comme tel par les institutions législatives et judiciaires de l’État, parce qu’elles disposent de la force policière pour le faire respecter.

Cette démarche a paradoxalement bénéficié d’une image de progrès dans la mesure où, au 19è siècle, elle prétendait ainsi s’affranchir des légitimations d’abord du Droit monarchique qui se référait au droit divin, puis du Droit bourgeois qui invoquait un prétendu « droit naturel ». Ainsi a été donné privilège au droit proclamé, appelé d’ailleurs « Droit positif », en ce qu’il avait visage de droit « objectif » par opposition au droit « subjectif » procédant des options morales et philosophiques, et avait donc la supériorité d’être un Droit unique et égal pour tous, de correspondre à l’exigence de mettre au-dessus de tout le principe de légalité, ce qui était incontestablement un progrès démocratique mais gommait les antagonismes internes à la Société au nom de la fiction d’une unité de la Nation.

Dans la même démarche, les mêmes juristes, y compris les plus progressistes considéraient que le Droit international n’était pas du Droit, parce qu’il ne disposait pas de sanctions.

C était cependant faire bon marché de ce que, même dans le Droit « d’Etat » le secours de la force qui le rendait « exécutoire » ne résistait pas toujours à l’épreuve de la légitimité. Ainsi, les « braves soldats du 17è » refusèrent-ils de tirer sur les vignerons languedociens en grève, et la grève des mineurs de 1962 était tellement populaire que le décret de réquisition pris par De Gaulle pour briser la grève ne fut jamais appliqué.

Cela devrait conduire à consentir que le droit ne vaut que par la sanction dont il bénéficie, mais que cette sanction n’est pas nécessairement celle de la police, mais celle du consensus.

6) LE JURIDIQUE, LE JUDICIAIRE……ET LE POLITIQUE

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Dès lors que l’on considère  que le Droit ne vaut que par la sanction que l’on peut en obtenir par les tribunaux, on a tendance à ramener tout le juridique au judiciaire.

Il est vrai qu’en dernier ressort on peut être contraint d’y recourir. Mais en en connaissant les limites. Les tribunaux peuvent mal juger. En effet un débat juridique ne peut pas se poser en termes de discussions grammaticales sur l’exégèse d’un texte : la gymnastique des textes permet d’aboutir à tout et son contraire, et sciemment ou non le juge analyse les textes et les applique sous l’influence de ce qu’il considère comme le « bon droit ».

Il est déjà arrivé qu’il soit jugé que si les juges doivent être indépendants du pouvoir politique et ne doivent allégeance qu’à la loi, leur conscience, au sens de la connaissance et du discernement, quelle que soit leur probité, n’est pas indépendante de leur formation, familiale, scolaire, universitaire, et des informations dans lesquelles ils baignent. C’est pourquoi, et pas seulement pour des raisons d’équilibre entre les parties au procès, les droits de la défense participent de la nécessité de la contradiction qui seule peut garantir au juge d’avoir une connaissance complète et objective des termes du litige.

De plus, tout ramener au départage par le juge procède d’une sorte de minoration du citoyen  comparable à l’enfant qui vient dire au maître d’école « M’sieu, il m’a fait ça ! »

De toutes manières, le judiciaire ne doit être que le traitement ultime d’une pathologie qui n’a pas pu se régler en en faisant l’économie, et la surcharge des tribunaux est toujours le thermomètre de la crise de la société et de ses institutions.

Et le judiciaire doit être soumis au juridique. Autrement dit, le juge ne peut pas juger selon des opportunités qui dépendraient de son éthique personnelle. Il doit être indépendant du pouvoir politique, mais non de la loi qu’il a pour rôle de faire respecter et d’appliquer. Si la loi est mauvaise, il faut se battre pour la faire changer, mais si chaque juge pouvait juger « en conscience », il suffirait de choisir son juge selon ce qu’on  attend de lui.

C’est ce qui fait que dans la mi-temps du 20è siècle, les facultés de droit dénonçaient comme l’exemple à ne pas suivre celui du « bon juge de Château Thierry », le Président Magnaud, qui avait en 1898 fait scandale pour avoir relaxé Jeanne Ménard, poursuivie pour avoir volé un pain pour nourrir son enfant. Il est vrai que l’impopularité dudit « bon juge » tenait aussi à ce qu’il avait à son actif l’ « invention » du droit de grève pour les ouvriers agricoles, la responsabilité patronale en matière d’accidents du travail, etc….

Mais quand on examine ses décisions, qui sont abondamment motivées et s’offrent ainsi à un contrôle public de leur légitimité, on constate que si elles outrepassent la loi réglementaire, elles sont éminemment justifiées par des considérations juridiques légitimatrices.  D’une part, dans le cas de Jeanne Ménard, il se réfère à l’état de nécessité. Mais ce n’est pas la même notion de l’état de nécessité que celle par laquelle un pouvoir prétend justifier de se débarrasser de tout ce qui gêne son recours à la force : c’est la prise en compte de la nécessité dans laquelle se trouve l’individu auquel la société n’a pas donné les moyens de faire autrement.

Et l’autre fil … « rouge » de ses décisions, qui devancent la logique du droit du travail ou de protection des locataires, c’est la prise en compte de l’inégalité économique, sociale et culturelle pour considérer que les gens n’ont pas été libres de faire autrement, ce qui n’est tout simplement que l’application du principe fondamental du droit qu’est la notion de vice du consentement. Le « bon juge de Château Thierry » n’opposait donc pas sa liberté aux contraintes du droit, mais donnait prime aux principes fondamentaux du droit sur les mauvaises lois qui les ignoraient.

Cela ramène toujours à la relation du juridique à la politique (au sens noble du terme), qu’il soit curatif au stade judiciaire ou préventif au stade de la solution des problèmes que peut poser la vie quotidienne des rapports sociaux.

Plus généralement, le « légalisme », procédant d’une inhibition à l’égard de la loi et qui commanderait de la respecter du seul fait qu’elle est la loi hors tout traitement critique, doit être dénoncé , comme le faisait déjà dans l’antiquité l’adage « summum jus, summa injuria » (le maximum de droit est le maximum d’injustice), de même que le « juridisme » qui consiste à tout investir dans l’habileté de maniement des textes sans en insérer dans l’utilisation des références de légitimation.

7) L’AVENEMENT D’UN DROIT LEGITIMATEUR

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La montée des fascismes n’a plus permis de s’en tenir à un « Droit positif » affranchi de références légitimatrices, car le Droit fasciste était du Droit, et cela démontrait combien le Droit ne peut valoir qu’en fonction de sa légitimité. Dans le même temps, les deux guerres mondiales ont posé l’exigence de l’institution d’un Droit international ayant valeur de légalité internationale.

Ainsi la conscience universelle a-t-elle produit un droit nouveau de légitimation ayant le caractère objectif d’un Droit positif unitaire de valeur universelle formalisé, comme le Droit d’encadrement, en termes d’obligations et d’interdits dont il n’est possible de contester la valeur juridique et le caractère de « jus cogens ».

La Déclaration universelle des Droits de l’Homme en est le chef d’œuvre, mais lui-même articulé sur ce socle de la légalité mondiale qu’est la partie de la Charte des Nations Unies consacrée à l’énoncé des principes qui doivent régir les relations internationales

A cela se sont ajoutés les Pactes des Nations Unies de 1966 sur les Droits de l’Homme, d’autant plus importants qu’ils ont deux volets, l’un sur les Droits civils et politiques (dits de « première génération » parce qu’ils ont été les premiers affirmés, et l’autre sur les Droits économiques, sociaux et culturels, dits de « deuxième génération » parce que venus plus tard dans la culture juridique sur constat que celui qui n’a que des droits politiques ne peut pas en jouir s’il ne jouit pas aussi des droits économiques qui lui donnent les moyens de les exercer.

De fait, en France, la Déclaration de 1789 (dont on oublie trop qu’elle est des Droits de l’Homme et du Citoyen) reste surtout une charte de protection contre l’arbitraire policier, et il faudra le préambule de la Constitution de 1946 pour qu’apparaissent les Droits économiques et sociaux.

Mais en 1948, dès avant que les Pactes comprennent les 2 volets, la Déclaration universelle (dont deux des principaux auteurs étaient les Français René Cassin et Stéphane Hessel) inclut les uns et les autres.

8) RESTE DEBAT SUR LEUR VALEUR EXECUTOIRE (le fameux « jus cogens »)

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Comme ces textes n’ont pas le secours d’une police institutionnelle, ils vont donc encore être considérés comme affligés de ne pas être du « jus cogens »

Le paradoxe va même être que nombre de ceux qui célèbrent la Déclaration universelle des Droits de l’Homme continuent à s’encombrer de cette prétendue difficulté.

Quant au Droit interne des différents pays, les mêmes, lorsqu’ils l’invoque, ne croient pouvoir le faire que pour exhorter les gouvernements et les parlements à s’en inspirer et se lamenter quand ce n’est pas le cas.

Pour le Droit international, tout devrait passer par des juridictions internationales :

Sans doute, pour ce qui est de la répression des crimes internationaux, leur nécessité est incontournable, même si l’expérience montre combien elle ne doit pas être idéalisée.

Il en est autrement de la tendance à demander à la Cour internationale de Justice pour donner son avis sur des problèmes de légalité,

On ne parle jamais que de la condamnation des États-Unis envers le Nicaragua, ou de l’avis qui a condamné le mur de Jérusalem.

Mais les exemples inverses ne manquent pas : ce fut le cas notamment quand des pacifistes, piégés par la quête du « jus cogens», lui ont demandé de se prononcer sur l’illégalité de l’arme nucléaire. En effet, depuis 1945 ont abondé les études de juristes des pays les plus divers pour démontrer cette illégalité sur la base de tous les principes et de toutes les règles universellement reconnues, et notamment les conventions humanitaires dites « lois de la guerre », la Charte des Nations Unies, et la motivation du jugement du Tribunal de Nuremberg. De plus, une résolution de l’Assemblée Générale de l’ONU de 1961 déclarait l’arme criminelle. Il n’y avait donc rien à gagner à demande l’avis de juges dont on risquait qu’ils disent le contraire.

Et de fait, lorsque la Cour a rendu l’avis demandé, elle a certes affirmé l’illégalité de l’arme, mais en ajoutant un article 2 dans lequel elle disait qu’elle n’était peut-être pas illégale pour les nécessités ultimes de défense de l’Etat ! La conclusion qui s’en impose n’est pas que de ce fait elle a rendu l’arme légale, mais qu’elle a rendu un avis illégal.

Il se trouve cependant encore des juristes pour arguer de ce qu’un avis de la Cour (au demeurant seulement majoritaire, donc partiel, de 7 personnes), aurait plus de valeur juridique qu’une résolution de l’Assemblée Générale de l’ONU (c’est-à-dire d’un minimum de 90 peuples).

Cet exemple suffit à montrer combien il est capital de démystifier la notion de « jus cogens », qui repose moins sur la sanction par des institutions judiciaires que sur sa valeur de légitimité dans la conscience des forces citoyennes.

Cela implique donc aussi de ne pas absorber le Droit dans le fonctionnement des institutions qui ont en charge de le mettre en œuvre, car toute institution peut violer le Droit.

Cela se pose particulièrement dans la question de l’État.

Constamment et à tout propos on entend vilipender l’État, comme si l’État était une personne ou un groupe de personnes malfaisant par nature.

Or l’État n’est qu’un mode d’administration et la question est seulement de savoir à qui et à quoi il sert pour et contre qui et quoi. Et du fait qu’il est un mode d’administration son fonctionnement dépend de son mode de structuration. Un État principalement répressif ne fonctionne pas comme un État principalement de service public, ne serait-ce qu’il n’est pas structuré de la même façon selon la fonction à laquelle il est destiné. Et cette structuration, c’est du Droit, comme est du Droit la construction et la définition de compétences de toute institution. Donc on ne peut pas dire que l’État est un obstacle à la citoyenneté : il est un élément de citoyenneté, qui en fait un enjeu et un objet de combat citoyen, en tant qu’objet juridique

9) AU SERVICE DE CE COMBAT POUR LE DROIT, QUELS COMBATTANTS ?

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Le Droit est un combat pour sa proclamation et pour son application.

Avec les textes rappelés ci-dessus, même s’ils peuvent sans cesse être enrichis, le premier combat a été gagné. Reste à mener l’autre, pour que le premier n’ait pas été vain.

Et ces documents sont conçus en termes assez clairement juridiques (affirmation de droits, d’interdictions, d’obligations) pour que leur nature juridique ne puisse pas être déniée et qu’ils ne puissent pas être réduits à de simples déclarations morales ou philosophiques d’intention.

D’ailleurs c’est très expressément que leur formulation crée des obligations juridiques pour les États nationaux, dès lors qu’il y est dit tantôt « Les États signataires du présent pacte s’engagent à …… » tantôt « Les États signataires du présent pacte reconnaissent le droit de…. » ce qui donc peut leur être opposé comme une obligation qu’ils ont admis avoir, sans qu’il soit besoin que X ou Y réinventent, dans des domaines limités et de façon limitée un « droit opposable ».

Donc ce combat devrait être celui des juristes. Mais on doit hélas faire la part de ceux dont les options philosophiques ne s’accommodent pas de ces règles nouvelles et  préfèrent celles qui, au niveau de leurs États, garantissent les privilèges de leur environnement social, et de ceux qu’inhibera encore l’absence de moyens d’en faire du « jus cogens ».

Ainsi revient toujours en force la question de ce qui donne à la proclamation écrite sa valeur vivante, c’est-à-dire des termes du combat pour son application.

Dès lors, il doit être clair que, le Droit pouvant avoir un rôle d’entrave mais aussi d’apport dans le domaine politique, la question de savoir quel droit faire prévaloir est donc une bataille politique, au sens le moins politicien puisque indépendant des options partisanes, et par conséquent une affaire citoyenne.

Il n’est pas inutile à cet égard de mettre au clair la relation entre Droit et État.

Ce fut une des causes majeures des dérives soviétiques que de considérer que le Droit était un produit de l’État. C’est au contraire l’État qui est un produit du Droit, en fonction à la fois des critères de légitimité du mode d’organisation de la société ( monarchie, délégation de pouvoir, dictature à base populiste, réduction de la démocratie à la votation ou exercice permanent de la souveraineté populaire, etc…) et du rapport de forces entre le Droit et la force.

Si le droit ayant valeur de « jus cogens » est celui auquel peuvent se référer ceux qui se battent pour son application, la première mission des juristes devrait donc être d’aider les citoyens à s’emparer du droit pour le faire prévaloir.

Et cela est d’autant plus vrai que ce rôle des citoyens est lui même consacré par cette légalité nouvelle comme une de ses pierres angulaires.

Pour commencer, et commandant le tout, le Préambule de la Charte des Nations Unies (« Nous Peuples des Nations Unies, ……avons décidé d’unir nos efforts….en conséquence nos gouvernements ont signé la présente Charte) fait de l’action souveraine des Peuples, et donc des citoyens qui les composent (et non pas des États, qui ne doivent être que leurs instruments administratifs et relationnels) la base et la dominante des relations de l’individu à la société.

Et significativement les deux Pactes sur les Droits de l’Homme commencent par énoncer dans leur article 1er que le premier droit de l’Homme est le droit de son peuple à la maîtrise de ses affaires.

Le droit des peuples à la maîtrise de leur affaires est donc le premier principe d’ordre public universel qui commande tous les autres, et fait que tout ce qui en est contraire ou en retrait doit y être subordonné.

Mais, s’agissant de la France, il n’est même pas besoin de recourir à cette notion d’ordre public universel car la Constitution de la République (même de la 5è dont les auteurs n’ont pas osé effacer ce dont les acquis de la Résistance avaient marqué celle de la 4è) prévoit dans son article 3 que « la souveraineté nationale appartient au peuple français qui l’exerce par ses représentants » et non « et est exercée par ses représentants » et le fait que soit ajoutée  à tout propos la précaution « dans le cadre des lois qui le réglementent » ne peut valoir que sous réserve de la conformité de ces lois aux principes fondamentaux universellement proclamés.

On ne saurait omettre que cela vaut également pour les documents juridiques européens, qu’ils concernent les structures européennes ou les textes qu’elles édictent, car la région est elle-même redevable de respect des principes fondamentaux, dont notamment le droit des peuples à la maîtrise de leurs affaires. D’ailleurs la Charte prévoit la possibilité d’organisations régionales, mais sous la condition de respect des principes qu’elle édicte.

Il est donc capital que les citoyens prennent en main la défense et l’exercice de leurs droits, qui, par là-même deviennent pour eux des devoirs de citoyenneté. Pour cela, il est nécessaire qu’ils prennent conscience de cette nécessité mais aussi de sa possibilité et donc qu’ils vainquent leurs inhibitions traditionnelles à l’égard du Droit.

La bataille pour faire prévaloir les bons droits, passe donc par une autre bataille, d’ordre idéologique pour une conception du Droit, claire, appropriée par les citoyens, contre celle d’un droit confisqué parce que non partageable. Et cette bataille elle aussi doit être partagée entre les juristes et les citoyens.

10) CONCRETEMENT

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La nécessité de s’approprier le Droit n’est plus à démontrer dans le domaine du travail. Même s’il lui faut faire appel à l’assistance du spécialiste qui peut être un militant syndical pour aller aux Prudhommes, encore faut-il qu’il sache qu’il a le Droit pour lui, que, par exemple, s’il a signé une renonciation à ses congés, il peut les prendre quand même.

Même chose pour le Droit de la famille, pour la maîtrise des naissances, pour le Droit de la consommation, avec la seule réserve de raison garder et de ne pas devenir maniaque procédural, ni de se griser du bien connu « on ne peut pas me donner tort »

Mais cela est vrai dans tous les autres domaines.

La démocratie ne peut pas être cantonnée au droit de vote, et c’est bien un point de droit que d’exiger la mise en œuvre correcte de l’article 3 de la Constitution, qui dit « la souveraineté nationale appartient au peuple français qui l’exerce par ses représentants » et non pas « dont les représentants l’exercent ». Et donc ne pas démissionner du droit de responsabiliser les élus en permanence et dans tous les domaines. Et exercer aussi cette souveraineté sur les autres instruments de l’État, dont les  préfets, et même les tribunaux dont la publicité des débats est une garantie de démocratie, car si le citoyen ne doit pas leur dicter ce qu’ils doivent juger, en fonction de son propre arbitraire, il doit pouvoir s’assurer que la façon de juger est conduite dans le respect des droits de tous et aussi de la loi.

En effet, si le juge doit être indépendant du pouvoir politique pour ne pas juger en fonction des convenances de celui-ci, il ne peut pas juger selon son propre arbitraire, qui mettrait le sort du procès en dépendance du choix de tel ou tel juge, mais selon la loi, dont il appartient à la souveraineté citoyenne d’imposer le changement si elle est mauvaise.

De façon générale, l’exercice de la citoyenneté exige la maîtrise des critères de légitimité dans toutes les voies de fonctionnement de cette citoyenneté.

Peut-on se battre pour la paix sans se servir des principes du Droit international énoncés par la Charte des Nations Unies ?

Peut-on se priver de se servir des principes du Droit à un procès régulier pour combattre la liquidation des garanties judiciaires, et les laisser réduire à de prétendus intérêts corporatifs ?

Peut-on permettre au pouvoir qui accapare l’État de se dégager de l’obligation contractée par la signature du Pacte de 1966, dont l’article 11 affirme le droit de toute personne et de sa famille à un niveau de vie suffisant comportant nourriture, vêtement et logement?

Mais là encore le débat juridique va bien au-delà des virgules et de la technicité pure. Des tribunaux ont objecté que les Pactes n’étaient pas intégrés dans l’ordre juridique interne. Comment donc devraient-ils l’être, et que leur manque-t-il pour y être, quand il y est expressément dit, et contresigné par les États, qu’ils « entreront en vigueur » dès la 35è ratification ? Que signifierait donc une « entrée en vigueur » si ce n’était pas une intégration dans l’ordre juridique interne ? Et le débat est tellement ouvert à ce niveau que la Cour de Cassation vient de rendre un arrêt pour lequel elle ne s’est pas embarrassée de telles questions : Elle vient en effet de déclarer nulle une clause qui dans un contrat de travail interdit à un salarié licencié de se faire embaucher dans une entreprise concurrente (clause dite de non-concurrence) alors que rien ne l’interdit en Droit français, mais parce que l’article 7 du Pacte proclame le droit au travail. Elle a donc bel et bien considéré que le Pacte faisait partie de notre juridique interne.

Pourtant le combat n’est pas terminé, car les juridictions administratives persistent à contester son application en Droit interne. Or l’article 55 de la Constitution dispose que les traités approuvés ont dès leur publication une autorité supérieure à celle des lois, et le Pacte a été approuvé par une loi du 25 juin 1980 et publié au Journal officiel du 2 février 1981 avec mention qu’en conséquence il entrera en vigueur pour la France le 4 février 1981 ! Reste, contre l’austérité, à mener campagne pour l’imposer et pour cela que les citoyens le sachent et s’en emparent.

La bataille citoyenne dans le domaine du Droit n’est donc pas une abstraction philosophique.

La référence au Droit permet aussi de ne pas se laisser piéger par la formule à la mode de la « société civile », qui revient à opposer le corps des citoyens à un État qui ne serait pas un objet de pouvoir mais un adversaire, et à la « classe politique » qui en serait les serviteurs, quand ladite « société civile » n’est pas réduite au corps des « ONG » pour laisser exclus de citoyenneté ceux qui n’y appartiennent pas.

La référence au droit permet aussi de restituer à l’État sa véritable nature, qui n’est pas celle d’un pouvoir mais d’un instrument de pouvoir, qui doit donc non pas être combattu comme adversaire mais disputé à l’adversaire qui le confisque, pour évincer cet adversaire de l’utilisation qu’il en fait comme moyen de pouvoir sur les citoyens, et le transformer en service public entre les mains des citoyens.

Elle permet aussi de comprendre que les élus qui s’opposent aux forces de domination sont eux-mêmes à l’intérieur de l’État et y participent en tant que force contradictoire en son sein dans le prolongement interne de la pression externe des actions citoyennes et que l’objectif est de renverser le rapport de forces pour vaincre cette contradiction par une maîtrise réellement démocratique de l’État, ce qui conduit les citoyens à se mettre en devoir de maîtriser la problématique du Droit et des institutions.

Pour cela, il est capital 1) de démystifier le Droit, de ne pas l’idéaliser et de ne pas le diaboliser, et de comprendre qu’il est un élément essentiel du combat, en étant lui-même en dépendance d’un combat, 2) de ne pas sous-estimer l’importance du concours de spécialistes dont on est en droit d’attendre non seulement l’érudition quantitative dans la connaissance documentaire des textes, mais aussi et surtout l’assistance qualitative d’une formation culturelle en matière juridique 3) de ne pas pour autant abandonner le combat aux seuls spécialistes, car dès lors qu’il s’agit d’un instrument de gestion des rapports sociaux, le combat pour son contenu et son application est un combat politique et donc un combat qui incombe aux citoyens.

C’est donc aussi un combat dans le domaine de l’éducation. La République bourgeoise d’autrefois avait inscrit aux programmes scolaires du plus jeune âge ce qu’on appelait « l’instruction civique » où sans doute l’éducation morale du « civisme », c’est-à-dire des obligations et devoirs, tenait une grande place, mais aussi, héritée de la déclaration de 89, celle des droits et de la citoyenneté. Elle a dérivé aujourd’hui en un enseignement principal des structures techniques d’encadrement. Il ne serait pas inutile de restaurer, ce qu’elle était aux temps républicains, la transmission d’une culture « républicaine » en en enrichissant le contenu de souveraineté populaire.

Prendre conscience de ce que le Droit doit être un combat citoyen emporte une double implication :

D’une part, aucune action sociale, qu’elle soit politique, syndicale, ou de quelque autre nature associative, ne peut faire l’économie de prendre en compte la composante juridique de ses objectifs et de ses moyens.

D’autre part le citoyen ne peut pas en abdiquer la prise en compte pour la déléguer seulement à des spécialistes, auxquels la crise du droit rend incontournable le recours, mais en concertation avec le citoyen qui reste souverain et maître des choix que guident ses critères de légitimité.

Et c’est à cela que doit s’employer le juriste de progrès, même s’il lui faut, en l’état de l’idéologie dominante surmonter les préventions de ses interlocuteurs.

 

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