The following article was published in the June 2024 issue of the International Review of Contemporary Law, the journal of the IADL, focusing on the 77th anniversary of the United Nations Charter.
Juan Fernando Romero Tobón
Un voyage à travers la liberté – Nydia Tobón
À Nydia, ma mère (1929-2022)
Aux âmes ailées des roses/ De l’amandier de la crème je fais appel à toi, nous avons beaucoup de choses à nous dire, /Compagnon de l’âme, compagnon. (Miguel Hernández)
Et par le pouvoir d’un mot/Je recommence ma vie/ Je suis né pour te connaître/Pour te nommer/Liberté (Paul Éluard)
Sur mon cœur battant
Sur les rêves et l’éveil
Sur la clarté des tournesols
J’écris ton nom
Sur les famas et cronopios
Sur un petit chat perdu
Sur le Quai de Conti
J’écris ton nom
Sur les cris de justice
Sur les mains humbles
Sur les marmites de la Commune
J’écris ton nom[1]
Maintenant qu’arrive ce moment que nous ne voudrions pas voir arriver, ce coup qui nous dit que la vie a toujours une limite, je suis habité par cette mer profonde et agité de vide. Avec ce sens du tragique, je comprends à nouveau que “le soleil ne montrera pas son visage à cause de son deuil” en ce moment où le temps s’efface dans la douleur des secondes, où les minutes passent et la tristesse s’accumule, et où les feuilles ne tomberont pas des arbres. Mais c’est précisément pour cette grande absence, ce rideau de larmes, que filtrent les souvenirs d’une vie qui fut un éloge de la liberté, depuis ses premiers pas à Viotá, cette ville de l’extrême sud-ouest de Cundinamarca où il était fier d’être né, en passant par Bogotá, Londres, Paris, son retour et tous ses voyages. Je lui ai dit un jour qu’elle était ce qui se rapprochait le plus de l’ambassadeur du Grand Khan nous apportant des nouvelles de la rondeur du monde et des cadeaux d’autres pays ; ce n’était pas seulement le voyage et les photos, mais le sens de l’humain et de l’universel qu’il comprenait, le contexte et son moment. Des histoires fascinantes et des anecdotes curieuses sur des personnages et des villes qui nous ont passionnés chaque année ont émergé.
Une liberté que, dès son plus jeune âge, dans cette Viotá de l’âme, elle a compris être associée à la justice sociale, d’où son militantisme dans ce qui était compris comme révolutionnaire. Le colonel Rico, son grand-père, mon arrière-grand-père, avait combattu dans les armées libérales lors de la guerre des Mille Jours, et ma grand-mère, María, avait été une Fleur de Travail dans cette municipalité belligérante.
Plus tard, cette ferveur communiste s’est allumée et qu’elle a vécue intensément à l’époque sauvage des dictatures et des coalitions oligarchiques, avec mon père Alfonso Romero Buj, qui sera assassiné en 1976, époque de persécution, d’état de siège et de captures présidentielles à volonté, que j’ai connue par bribes, lorsqu’il m’a dit qu’elle m’avait emmené lui rendre visite dans la prison modèle et qu’elle avait déposé un habeas corpus pour être libéré.
Mais elle ne pouvait pas rester immobile et sa liberté s’étendait contre le patriarcat oppressif, contre ce déni des droits des femmes. Je l’ai vue pleurer dans la maison de ma grand-mère alors qu’elle partait pour Londres, fuyant tout ce que son union impliquait ; elle sentait qu’elle devait partir et quitter la cage, voler. Puis il y a eu les événements de Carlos Ilich Ramirez et son emprisonnement pendant plus de huit mois pour complicité avec le “terroriste” recherché, aujourd’hui prisonnier en France.
Elle reviendra en Colombie avec cet INRI, qu’elle n’a jamais renié, et parmi ses belles chimères libertaires, elle sera la directrice de la première revue de photographie du pays, Fotografía Contemporánea, une utopie à laquelle participeront Jorge Mario Múnera et Hernán Díaz. Dans cette fascinante versatilité de la vie, elle a dépoussiéré sa carte d’avocat, modèle 64, pour conseiller les propriétaires qualifiés de squatters sur les parcelles de l’actuelle avenue Circumvalar à Bogotá. Elle y a déployé le meilleur de ses connaissances en tant qu’avocate plaidante.
Les jours passèrent vite dans ces décennies de violence vorace, de meurtres quotidiens comme celui de mon oncle Henry, et elle dut chercher un nouvel exil, dans son Paris du cœur. Et ce n’était pas facile. Elle a dû se battre contre son histoire et elle a réussi obstinément, après de nombreuses années, jusqu’à devenir une citoyenne française. Elle y a assisté à l’effondrement de cette vision du monde qui s’est écroulée comme un château de cartes ; malgré cela, elle est restée fidèle à ces principes, depuis sa propre rive, en marge de ces partis et groupements et avec sa chère liberté. Là, nous avons débarqué un moment avec la petite Nydia, toujours dans ses bras, et nous avons commencé à connaître son univers de la rue, du métro, de la tour et du Paris pour non-touristes du 20ème arrondissement et de ses environs, des fameux communards de 1871. J’ai pu comprendre, comme le disait Baudelaire, que l’on aime cette ville pour l’infâme : parce que j’ai ressenti avec elle toute la nostalgie de ce mirage quotidien qui se lève dans la rue Malar et explose au dehors. Je savais de sa main que Paris à l’usure avec ses bonjours, ça va, merci et excusez-moi de vous déranger.
Nous avons donc commencé à reconstruire nos liens. Je travaillais encore sur des poèmes et des dessins, et elle commençait sa phase de peinture et de masques, sans pour autant abandonner ses autres activités au sein de Droit Solidarité, une organisation de défense des exclus. L’après-midi, elle écrivait et rencontrait son admiré Rolland Weyl, tout près de la Bastille, et le matin, elle prenait des cours de peinture… Elle n’a jamais cessé alors car elle m’a parlé d’un groupe de thé, de l’association des sons de la baleine, du tai chi. C’était une symphonie quotidienne qui nous laissait épuisés. J’ai commencé à la comprendre davantage et à retrouver cet amour qu’elle me transmettait avec sa dimension protectrice qui savait et sentait tout. C’est ainsi que j’ai découvert que nous pouvions contempler les couchers de soleil sans marmonner un mot, comme dans ce refuge de vagues à Palomino où nous étions avec Sofia, ma deuxième fille. J’ai compris que l’on n’est pas ce que l’on est, mais ce que l’on est, et que, comme l’a dit Machado, on fait le chemin en marchant.
J’ai pu la comprendre lorsqu’elle a craqué à la mort de mon frère aîné, Alfonso, et qu’elle s’est ressaisie de ce coup, portant cette douleur sans limites à cause de cette disparition précoce. Il y a des coups dans la vie, si forts… Elle a pu continuer avec cet ange gardien qu’est devenu son fils, soutenue par mon cousin Elías et soutenue par Francia, sa sœur, et savoir que la vie continue malgré cette absurdité. Elle n’a pas renoncé à ses manifestations chères le jour symbolique du 1er mai et, il y a trois ans, elle a vécu la tragédie d’un thrombus qui l’a laissée perdue toute une journée dans les rues de Paris au milieu des échauffourées des gilets jaunes et huit heures dans un métro, comme elle me l’a écrit. Elle est revenue vers nous comme une nouvelle occasion de tisser des liens plus forts. Nous l’avons fait jusqu’à la dernière minute où deux pneumonies l’ont empêchée de choisir son voyage et d’ouvrir la porte de l’éternité en ce jour de mai.
C’est pourquoi on peut dire qu’elle a été, sans ostentation, sans diplôme et sans reconnaissance, l’une des grandes combattantes de ce pays qui brisaient les chaînes opprobres de la soumission. C’est pourquoi il est possible de dire d’elle, en parodiant Berthold Brecht, que “Il y a des femmes qui se battent un jour et elles sont bonnes. Il y en a d’autres qui se battent pendant un an et qui sont meilleurs. Il y a ceux qui se battent pendant de nombreuses années, et ils sont très bons. Mais il y a ceux qui se battent toute leur vie : ceux-là sont les indispensables“.
Je vous parle donc, lacéré de désolation, en reconnaissant qu’il restera beaucoup à dire sur celle qui fut un continent. Une personne de ces proportions ne meurt jamais, elle ne passe pas par la tombe – comme le disait Artaud, car elle n’était pas seulement ce beau corps qu’elle habitait et que nous semons maintenant dans la terre. Il sera dans cette autre dimension dans ses combats quotidiens, sachant qu’il nous a donné ce que le renard, curieux personnage du Petit Prince, avoue avoir reçu de son compagnon : la couleur du blé. Mon épitaphe est la suivante :
Rien ne vous arrêtera dans votre voyage à travers les criques,
Péninsules et archipels de la liberté :
Viotá, Bogotá, Londres, Paris.
Ni ce moment
Tu navigueras sur ce voyage éternel
Dans le bateau bleu de nos souvenirs.
Juan Fernando Romero Tobón, Mai 2022
[1] Avec la permission du grand poète Paul Éluard, en espérant que cela ne sera pas perçu comme un manque de respect, j’ajoute ces lignes au poème Liberté.
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