« Choc des civilisations » et prisme occidentalo-centriste : la propagande de guerre atlantiste et/ou occidentaliste à l’ère de la mondialisation informationnelle et numérique — Jihad Wachill

The following article was published in the June 2024 issue of the International Review of Contemporary Law, the journal of the IADL, focusing on the 77th anniversary of the United Nations Charter.

Jihad Wachill

Un quart de siècle après sa parution, le livre « le choc des civilisations »[1] de Samuel P. Huntington paru en 1996 n’a pas toujours pas fini de faire couler beaucoup d’encre. Mais on est en droit de se demander si cet ouvrage mérite vraiment la réputation polémique voire sulfureuse qu’il draine. Rien ne prédestinait Huntington à devenir une référence de la droite « néoconservatrice » US, voire des extrêmes-droites « identitaires » occidentalistes : membre du conseil de sécurité national US sous la présidence Carter, participant ainsi à une parenthèse relativement progressiste dans la politique étrangère américaine durant la « guerre froide », marquée sur le plan international par une détente avec l’URSS, avec par exemple la signature du traité SALT II sur la limitation des armements stratégiques. Huntington n’a jamais renié par la suite ni son appartenance au camp démocrate ni encore moins son action au sein de l’administration Carter.

Comment dès lors son ouvrage le plus connu a-t-il pu devenir une source d’inspiration centrale non seulement de deux mandatures républicaines entre 2000 et 2008, qui plus est dans une déclinaison « néoconservatrice » particulièrement interventionniste et belliciste, mais aussi plus généralement des courants occidentalistes les plus bellicistes et chauvins ? Sans doute sa réflexion peut-elle être contestée à maints égards sur le terrain conceptuel, mais force est de constater qu’elle a été « reformatée », et pour ce faire (délibérément?) déformée (I). Ceci dans le but de relégitimer et revivifier un prisme « occidentalo-centriste » des relations internationales mis à mal par la fin de la « guerre froide », et remettre au goût du jour le narratif d’une propagande de guerre atlantiste et/ou occidentaliste demandant à être adaptée à cette nouvelle réalité géopolitique ainsi qu’à l’ère de la mondialisation informationnelle et numérique (II).

  1. Une étude critique dans le texte du propos d’Huntington :

Le propos du « choc des civilisations » mérite d’être examiné dans le contenu et non sur la base de « on dit », que ce soit ceux de ses zélateurs que ceux de ses contradicteurs : c’est là une exigence d’honnêteté intellectuelle minimale. Si certains postulats, éléments conceptuels ou biais peuvent apparaître contestables (A), force est toutefois que constater que l’ouvrage n’a en lui-même pas grand-chose du brûlot occidentaliste et interventionniste qu’on nous présente en général (B).

  1. Des postulats, éléments conceptuels ou biais contestables :

La lecture d’Huntington fait apparaître des postulats et éléments conceptuels contestables (monde vu comme multipolaire, centralité de la religion dans son analyse, postulat de la fin des idéologies) mais aussi des biais, d’ordre sociologique, culturel ou politique. Il convient toutefois de lui rendre justice : le réel souci d’objectivité scientifique le conduit en général à moduler, rectifier, voire même réfuter parfois après examen factuel, ses prénotions les plus contestables. A l’exception notable du postulat de la « fin des idéologies » et de son absence d’analyse de classe, un « angle mort » dans son ouvrage, du fait probablement d’un élitisme et d’un antimarxisme trop marqués pour qu’il parvienne à s’en défaire.

 

Si nous devions résumer le propos d’Huntington, à un monde bipolaire partagé selon une ligne de fracture idéologique aurait succédé un monde multipolaire marqué par une division en différentes « aires civilisationnelles » : occidentale, latino-américaine, slave orthodoxe, arabo-musulmane, « hindoue », africaine, sino-confucéenne, et japonaise. La délimitation de ces aires peut donner lieu à conflits, affrontements, voire « guerres civilisationnelles ». Pour éviter ou réguler ces situations de conflictualité, l’émergence « d’États phares »[2], dans l’idéal un par civilisation est souhaitable. Les USA ont vocation à être « l’État phare » de « l’aire civilisationnelle » occidentale, comme la Russie celui de l’aire slavo-orthodoxe, ou la Chine celui de l’aire sino-confucéenne. L’absence d’un tel « État phare » dans les aires arabo-musulmane, africaine ou latino-américaine, cumulée à leur dynamisme démographique, fait de ces zones, au moins potentiellement, des zones d’instabilité au niveau international. Enfin, il convient que les « États phare » de chaque civilisation évitent d’empiéter dans une autre « aire civilisationnelle » que la sienne, sous peine de créer des « chocs de civilisations » susceptibles de dégénérer en conflit(s) armé(s), voire en véritable guerre mondiale.

En postulant dans son ouvrage un monde « multipolaire » alors même que le monde n’a jamais été aussi unipolaire au moment de sa parution, Huntington prend ses désirs pour des réalités. Toutefois, Huntington, donne ici surtout l’impression de confondre son présent avec une tendance lourde pour l’avenir, un devenir du monde alors en construction. Vue ainsi, l’incidence de ce postulat erroné est au final assez faible, les développements internationaux et géopolitiques ultérieurs tendant à valider l’évolution qu’il entrevoyait alors.

Plus gênante est dans les faits la centralité de la religion dans sa définition des « civilisations »[3], au détriment d’autres éléments culturels susceptibles de les caractériser. Sans doute convient-il d’y voir un biais propre à sa nationalité, la société US restant plus marquée par la religion que d’autres sociétés occidentales, la société française par exemple. Cette centralité accordée à la religion peut expliquer des errements analytiques et prospectifs, en particulier concernant l’aire civilisationnelle latino-américaine (nous y reviendront ultérieurement). Il module toutefois son propos à la marge en posant que l’éventuel échec des débouchés politiques de la montée du religieux pourrait conduire à des formes d’affirmation identitaire d’ordre civilisationnel s’appuyant sur d’autres vecteurs.

De plus, Huntington ne parvient pas vraiment à se défaire d’un biais sociologique : à bien des égards, son analyse est marquée par un certain élitisme socioculturel. Elle est ancrée dans sa classe sociale, et la vision du monde qu’elle transcrit est celle de ses interlocuteurs, issus pour l’essentiel des classes moyennes intellectuelles et des différentes bourgeoisies, bref de secteurs sociaux plus ou moins intégrés à la mondialisation capitaliste. L’absence manifeste d’interactions avec les classes populaires ressort en particulier dans les analyses et projections prospectives concernant l’aire latino-américaine.

Ce biais socioculturel n’est d’ailleurs pas pour rien dans le principal errement conceptuel de la part d’Huntington : le postulat de la fin des idéologies comme élément structurant de sa réflexion prospective en matière géopolitique et de relations internationales. En effet, si Huntington récuse fortement l’idée de « fin de l’Histoire » alors très en vogue, il en retient toutefois un pendant : celui de la « fin des idéologies ». Niant au de facto au passage le caractère idéologique de son approche « civilisationnelle » mais aussi ne semblant pas voir son possible dévoiement campiste ou encore le caractère éminemment idéologique des courants d’opinion s’appuyant sur l’instrumentalisation politique de la religion, phénomène qu’il cerne et décrit pourtant avec une certaine lucidité.

La conjonction de ces biais fait de l’aire latino-américain un contre-exemple absolu, déjouant de manière spectaculaire les analyses et prévisions d’Huntington. En effet, sur la base d’un substrat religieux chrétien commun et d’une inclination lourde des élites locales dans ce sens, celui-ci prévoit comme hypothèse la plus probable, surtout en l’absence d’émergence d’un « Etat phare » dans cette aire civilisationnelle, que l’aire latino-américaine se greffe à l’Occident pour en devenir une excroissance. Or cette marche forcée vers l’occidentalisation se fait au prix de politiques ultralibérales débridées et de « cures d’austérité » dictées par le FMI et devenues douloureuses et insupportables pour les classes populaires et des secteurs des classes moyennes. Il en résulte dès la fin des années 90 et surtout à partir des années 2000 un véritable tsunami politique en faveur des gauches latino-américaines, leur permettant d’accéder au pouvoir en quelques années quasiment partout dans cette aire civilisationnelle.

Cette évolution, outre qu’elle contredit spectaculairement l’idée de « fin des idéologies » dont Huntington fait un de ses postulats, se double souvent d’une remise en cause socio-culturelle en profondeur de l’occidentalisation culturelle imposées par les bourgeoisies locales, essentiellement d’origine européenne, au profit des cultures autochtones, marginalisées politiquement jusque-là et qui trouvent dans cette vague de gauche un débouché politique à leurs aspirations d’émancipation socio-culturelle. Il en résulte un tournant politique tendant à la prise en compte constitutionnelle du caractère multiculturel de ces sociétés[4], une évolution socio-culturelle, politique et juridique, toutefois combattue par tous les moyens, y compris l’illégalité et la violence politique, par les bourgeoisies locales compradore, dont les aspirations « occidentalistes », avec un mépris de classe exacerbé et à composante raciste, créent une déchirure dans les sociétés latino-américaines.

Il est souvent reproché aussi (et principalement même parfois) à Huntington un biais civilisationnel défavorable à la « civilisation musulmane » dont il tirerait une présentation assez négative de ladite aire civilisationnelle. Toutefois, la chose n’est pas si évidente. D’abord, le biais civilisationnel peut sembler plus affirmé à l’endroit de la Chine que de l’islam si on y regarde de plus près. Par ailleurs, ce n’est pas tant un biais anti-musulman qui pose problème qu’une vision qui reste relativement complaisante d’un Occident supposé être arrivé à un certain niveau de pacifisme, et en voie de dépassement d’une phase historique où il aurait imposé son hégémonie essentiellement par la violence et la guerre (ce que ne nie nullement Huntington d’ailleurs, bien au contraire[5], mais qu’il voit, à tort, comme une phase historique en voie de dépassement). En se focalisant sur la violence physique et une définition purement militaire de la guerre, Huntington passe à côté d’autres types de violence et de guerre, « indirectes » celles-là, d’ordre économique par exemple.

On ne peut toutefois enlever à Huntington un louable effort de rationalisation scientifique dans son analyse. Il n’hésite pas à interroger la pertinence ses propres postulats de départ sur le caractère supposément plus belliciste de la « civilisation musulmane » et à en écarter quatre[6] sur six comme infondées, donc tenant de « prénotions » non-pertinentes, ou invérifiables. Au final, il ne retiendra que deux de ses postulats de départ comme explicatifs de manière objective de l’instabilité socio-politique et géopolitique de l’aire arabo-musulmane : sa démographie (la jeunesse de sa population en particulier) et l’absence d’un vrai « État phare » dans cette aire civilisationnelle. Force est de reconnaître qu’il est difficile de ne pas lui donner raison sur ces deux points. À bien des égards, on peut même voir son analyse comme visionnaire : il y entrevoit de toute évidence le « printemps arabe » (mais aussi ses dérives…) une quinzaine d’années avant qu’il n’advienne. De plus Huntington se donne la peine d’aller jusqu’au bout du volet démographique de son analyse, en prévoyant la baisse de cette pression démographique, donc un retour dans les années 2030 de cette zone géopolitique à plus de stabilité[7]. Difficile de ne pas faire de parallèle avec la normalisation récente des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran[8] (grâce à la médiation de la Chine), qui pourrait poser les jalons d’une ère nouvelle, plus apaisée dans le monde arabo-musulman, en le sortant d’un cycle de confrontations internes mortifères[9]

Néanmoins, malgré ces précautions, qu’il convient de mettre à son crédit, Huntington n’est pas parvenu à éviter les récupérations islamophobes (mais aussi sinophobes (et là sa responsabilité est plus directement engagée…), chauvines et bellicistes de ses analyses, il est vrai difficilement prévisibles au moment où paraît son ouvrage, surtout dans leur ampleur.

  1. Comment un ouvrage contestant la vision ocidentalo-centriste du monde a été récupéré par les « néocons » américains et les extrêmes-droites européennes :

Malgré ses errements conceptuels, l’ouvrage d’Huntington n’a rien d’un brûlot belliciste, au contraire même : son auteur y défend une vision « multipolaire » du monde et critique sévèrement la prétention occidentale à régenter le reste du monde, appelant à renoncer à cette prétention[10] sous peine de « chocs des civilisations » exacerbés. Ce qui le raccrocherait d’ailleurs plutôt à la tradition « isolationniste »[11] américaine, ou plus exactement à une recherche de « juste milieu » entre cette tradition et la prétention à se poser en « gendarme du monde ».

L’analyse qui l’amène à défendre, sur une base pragmatique, l’idée d’un monde multipolaire mérite d’ailleurs qu’on s’y penche : en contradiction avec le sentiment dominant du moment (on est dans la décennie qui suit la « guerre du Golfe »), Huntington pose que les USA constituent une puissance qui a connu un summum dans les années 40-50 mais en déclin depuis[12]. Une analyse qui mérite qu’on s’y arrête : le caractère unipolaire du monde dans les années 90 et le sentiment de toute puissance US du moment tiendraient dès lors plus d’une forme d’illusion d’optique due à l’effondrement du « contrepoids » constitué jusque-là par l’URSS. L’hégémonisme US ne pouvait  dès lors structurellement être durable : son déclin ne lui permettant pas d’occuper tout l’espace international et la nature ayant horreur du vide, des contrepoids finiraient par apparaître et le monde à devenir multipolaire. La conclusion qu’il en tire est que mieux vaut que les USA acceptent cette évolution, à ses yeux inéluctable, et s’y adaptent, en l’orientant éventuellement et dans la mesure du possible à leur avantage, que d’essayer de s’y opposer. Une conclusion qui ne sera toutefois pas celle de nombre de ses lecteurs, pour lesquels les prévisions d’Huntington tenaient du cauchemar qu’il convenait à tout prix d’éviter.

Contrairement à l’idée d’une logique « civilisationnelle » immuable tirée de l’ouvrage par certains de ses zélateurs, Huntington prend la précaution de poser que sa grille d’analyse n’a pas vocation à constituer un prisme géopolitique absolutiste, applicable en tout lieu et surtout en tout temps, mais ne s’appliquerait qu’au moment de l’Histoire correspondant à celui de sa rédaction[13], et qu’il n’est par ailleurs pas incompatible avec d’autres « grilles de lecture », qui pourraient selon le moment ou le lieu s’y substituer ou s’y combiner.

Toutefois, Huntington se place dans son ouvrage dans une optique de rejet de la prétention de la « civilisation occidentale » à « l’universalisme »[14], prétention qu’il voit comme dangereuse car source d’ingérences occidentales tous azimuts dans d’autres « aires civilisationnelles » et en retour de réactions d’hostilité exacerbées, bref de risques de « chocs des civilisations ». Sur ce plan, l’approche d’Huntington est plutôt « différentialiste », ce qui peut expliquer l’intérêt qu’a pu lui porter la droite US, « néocons » en particulier, et les extrêmes droites occidentalistes. D’autant plus que sa réflexion internationale se double sur le plan interne d’une critique forte à l’égard de l’idée de « société multiculturelle », qui commençait alors à émerger aux USA, et qu’il juge chimérique et vaine, voire un dévoiement dangereux car vu par lui comme contraire aux valeurs des « Pères fondateurs » américains (en particulier l’individualisme, vu comme une valeur cardinale de la « civilisation occidentale »), et créant le risque de faire des USA un « pays déchiré »[15].

 

En cela, il se place en porte-à-faux avec la tendance du moment (et des décennies suivantes) au sein de son parti, le parti démocrate, alors même que cette question devenait l’un des principaux (si ce n’est le principal) point de clivage entre républicains et démocrates. Cette remise en cause de l’idée de société multiculturelle, un élément somme toute plutôt secondaire de son propos dans les faits, a aussi probablement permis d’établir une passerelle avec le camp républicain : dans un premier temps avec des secteurs plutôt de tradition isolationniste du parti républicain, plus en phase avec ses vues en matière internationale, puis dans un second temps avec sa mouvance néoconservatrice en gestation encore alors. Cette dernière s’est appropriée dans un troisième temps son ouvrage et l’a popularisé, en distordant dans son sens l’analyse, revisitant et déformant fortement le propos d’Huntington, son approche internationale en particulier, jusqu’au contresens complet.

 

Car, contrairement aux « néo-cons », Huntington établit un lien entre son rejet de la prétention de la « civilisation occidentale » à « l’universalisme » (justifiant l’ingérence permanente dans les autres « aires civilisationnelles »), et ses fortes réserves sur l’idée de « société multiculturelle ». Pour lui, les USA on vocation à être « l’État phare » de la civilisation occidentale (et non du monde, c’est là bien plus qu’une simple nuance à ses yeux). Or, la tentation du « multiculturalisme » correspond à une forme de renonciation à assumer cette vocation historique d’État phare de l’Occident, et par là à devenir un élément de déstabilisation des rapports de forces « civilisationnels » et géopolitiques dans les relations internationales. Et elle ne vaccine les USA ni de « l’exceptionnalisme américain » ni de la tentation de l’interventionnisme débridé, comme l’a bien montré par la suite la présidence Obama, en particulier ses premières années sous l’influence néfaste d’Hillary Clinton.

Cette analyse peut se discuter. Mais force est de constater qu’elle n’a intrinsèquement rien à voir avec la récupération et le dévoiement qu’en ont fait les « néo-cons » américains. D’ailleurs, dans la conclusion de son ouvrage, Huntington se fait paradoxalement plus nuancé sur l’universalisme et même indirectement le multiculturalisme. Se lançant dans l’ébauche d’une tentative de définir les bases d’une autre forme d’universalisme, non pas occidentalo-centriste celle-ci, mais à travers la recherche d’un socle commun de valeurs inter-civilisationnelles. Il prend comme exemple d’efforts couronnés d’un certain succès en ce sens celui de Singapour[16]. Or, ces efforts ont conduit cette ville-Etat dont la grande majorité de la population est d’origine chinoise, à devenir une société multiculturelle, ce qui n’est d’ailleurs pas relevé par Huntington dans son développement. Preuve peut-être que sa réticence par rapport au multiculturalisme n’est pas absolue et finalement plutôt secondaire dans sa réflexion.

Malheureusement, « l’enfer est pavé de bonnes intentions » : la relecture dévoyée du propos de l’ouvrage d’Huntington suite au 11 septembre 2001 par les « néocons » US et les extrêmes-droites européennes marquera très négativement la décennie suivante, avec un impact néfaste persistant jusqu’à aujourd’hui. Entre autres en alimentant un complexe de la « citadelle assiégée » dans la population, légitimant des discours de haine et une logique de fuite en avant dans des « guerres sans fin », dirigées en particulier contre le monde arabo-musulman (mais pas seulement)

  1. Une relecture « occidentalo-centriste » destinée à relégitimer             interventionnisme atlantiste et propagande de guerre néo-coloniale :

Suite à la chute du « bloc de l’Est » et à l’implosion de l’URSS, le « bloc occidental » se retrouve privé de « l’ennemi » désigné à la vindicte des opinions publiques occidentales pendant près d’un demi-siècle. C’est dans ce contexte qu’interviennent le 11 septembre 2001, moment ou l’Amérique se ressent en « citadelle assiégée », et qu’Huntington se retrouve en situation de servir de caution involontaire dans cette recherche d’un « nouvel ennemi » (A), qui réactive au passage un substrat propagandiste (et raciste…) de type colonial et/ou néocolonial (B).

  1. « Complexe de la citadelle assiégée » et « guerre contre le terrorisme » : une redéfinition de « l’ ennemi» fluctuante au cours du temps :

L’Occident et ses alliés proches (le Japon par exemple), ce qui a longtemps été qualifié de « monde libre » représente en 2022 moins de 15 % de la population mondiale[17]. Par ailleurs, sa population est vieillissante et elle est de ce fait en déclin démographique. Cette situation fragilise grandement aujourd’hui sa prétention à une domination mondiale.

Cette situation suscite aussi un complexe de la citadelle assiégée (ou « complexe de Massada »[18]) et la tentation de réaffirmer sa domination par les armes, comme par le passé. Toutefois, le rapport de forces international apparaît de moins en moins favorable à de telles entreprises militaires du fait d’une évolution multipolaire du monde et de l’émergence progressive de contrepoids géopolitiques. Une situation qui ne fait que rajouter à la crispation et frustration occidentales. L’activation ou réactivation du substrat propagandiste destiné à justifier l’usage de la force à grande échelle passe par la définition au préalable d’un « ennemi ». Une décennie après la chute de l’URSS, c’est la mouvance islamiste, mais aussi plus généralement par extension le monde arabo-musulman, qui est désigné comme tel, l’attentat du Wall Trade Center le 11 septembre 2001 aidant. La notion de « choc des civilisations » connaît alors un détournement propagandiste pour justifier cet état de fait.

Les relations entre les USA et la mouvance islamiste restent toutefois dans les faits très ambiguës, héritage d’un passé commun de plusieurs décennies de compagnonnage anti-progressiste en général et anticommuniste et/ou antisoviétique et particulier[19]. Pour rappel, cette mouvance politique a été encouragée, soutenue (voire armée) et instrumentalisée pendant des décennies contre les régimes ou gouvernements progressistes qui ont pu émerger dans le monde arabo-musulman dans le sillage du mouvement de décolonisation. Même au plus fort, de la « guerre contre le terrorisme », cette ambiguïté persiste (maintien de l’alliance privilégiée avec l’Arabie saoudite, par exemple). Dans les années 2010, cette ambiguïté va conduire à des sinuosités acrobatiques face à une opinion publique chauffée à blanc par l’émergence et la montée en puissance de « l’État islamique » à cheval entre l’Irak et la Syrie et les retours de flamme terroristes générés.

En réalité, si l’ouvrage « le choc des civilisations » est détourné de manière propagandiste très tapageuse par les « néo-cons », cet ouvrage, et plus généralement Huntington, est aussi, même si c’est de manière moins ostensiblement affichée, une des principales références de la politique étrangère US aussi bien dans les administrations républicaines que démocrates qui suivront.

Les uns comme les autres piocheront dans cet ouvrage et la pensée très dense de son auteur ce qui est compatible avec leur vision du monde pour gérer sa complexité et celle de ses évolutions. C’est ainsi que si les « néo-cons » républicains expurgent de la pensée d’Huntington sa vision d’un monde multipolaire, les démocrates l’expurgeront ensuite de ses fortes réserves à l’égard du multiculturalisme (du moins tel que promu aux USA). Ils en reprendront en particulier le parti pris favorable à « l’islam politique » au moment des printemps arabes, conduisant l’administration Obama à promouvoir la confrérie des « Frères musulmans » pour tenter de canaliser le mouvement enclenché, et même à une complaisance coupable à l’égard de plus radical encore, comme la mouvance qaïdiste, voire, un temps du moins, « l’État islamique ».

Toutefois, le retournement brutal dudit « État islamique » contre l’Occident avec la vague terroriste de 2015-2016 conduit à revenir à une prévention beaucoup plus marquée à l’égard de l’islamisme, voire à un retour à une partie des fondamentaux bellicistes « néo-cons ». Le propos restera toutefois bien plus modéré qu’il ne l’était précédemment sous la direction des « néo-cons » républicains. Mais la pratique sera en réalité aussi contestable[20] et meurtrière in fine (bien que moins voyante), avec un développement exponentiel de formes indirectes de guerre : développement d’opérations de déstabilisation voire de guerre par féaux interposés, généralisation de l’usage des drones pour opérer des exécutions extrajudiciaires[21], sanctions économiques unilatérales (une forme de guerre économique qui se rapproche des sièges d’antan), etc.

C’est dans ce contexte que se produit ce qui semblait alors inimaginable, à savoir l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux USA. Une prise de pouvoir qui doit beaucoup à la remise en cause des fondamentaux bellicistes de la politique étrangère US lors de sa campagne, un fait en général ignoré en Europe. Si les annonces de Trump pouvaient légitimement inquiéter au niveau intérieur, il n’en allait pas de même en dehors de l’aire occidentale de celles relatives à la politique étrangère, flirtant avec l’isolationnisme[22] et au final très « huntingtonniennes ». Aussi paradoxal que ça puisse paraître a posteriori, l’élection de Donald Trump a généré de réels espoirs de retrait des USA de la plupart des théâtres d’opérations où ils étaient engagés, et plus globalement de désescalade militaire à travers le monde, voire de démantèlement de l’OTAN[23].

Mais la réalité sera bien autre, et les promesses de Trump de mettre fin aux « guerres sans fin » des USA à travers le monde vite mises au placard, au profit d’une politique étrangère brouillonne et contradictoire, et certainement pas de nature à résorber les conflits en cours impliquant les USA, bien au contraire même. Ses zélateurs soutiennent que Trump n’a déclenché aucune guerre pendant sa mandature. Peut-être (encore que cette affirmation soit factuellement contestable[24]), mais il n’en a arrêté aucune non plus. Bien au contraire même, il en a intensifié un certain nombre de manière dramatique, que ce soit de manière directe ou indirecte. Trump ira par exemple bien plus loin dans les mesures de guerre économique que quiconque avant lui, que ce soit par exemple contre Cuba, le Venezuela, l’Iran, la Syrie, etc. L’usage de drones pour des exécutions extrajudiciaires atteindra là encore un niveau jamais vu[25] : l’assassinat par drone du dirigeant militaire iranien Qassem Soleimani sur le sol irakien (acte qui avait failli déclencher une guerre ouverte avec l’Iran et conduit à une exacerbation de la contestation de la présence militaire US en Irak) est sur le plan l’exemple le plus frappant mais aussi loin d’être un cas isolé.

Si la présidence Trump a donné lieu à une relative modération à l’égard de la Russie, il n’en a pas été de même à l’égard de la Chine, la crise COVID s’accompagnant par exemple aux USA d’une poussée complotiste de sinophobie délirante[26] encouragée par un pouvoir en place en recherche de boucs émissaires pour faire diversion de ses propres défaillances. Par ailleurs, un noyautage par les « évangéliques » (et en particulier de secteurs radicaux) des hauts niveaux de l’administration US s’opère avec la bénédiction du pouvoir. Ce noyautage pèsera par exemple dans le sens d’un parti pris pro-israélien d’un niveau inégalé au Proche-Orient, en contraction flagrante au passage avec nombre de déclarations de Trump en campagne ou en début de mandature, ou encore d’un fort niveau d’instrumentalisation de la mouvance évangélique à l’international en guise de supplétifs de la politique étrangère US et de la CIA, en particulier en Amérique latine. Le « make America great again » trumpiste prend ainsi des accents bellicistes et campistes « occidentalistes » de plus en plus affirmés et c’est avec un certain soulagement hors de l’aire occidentale (à l’exception notable de la Russie) qu’est observé la non-réélection de Trump, au terme d’un dépouillement électoral perturbé par les contestations[27], une telle réélection laissant présager le pire.

Toutefois, la sinophobie semble perdurer au-delà de la mandature Trump, devenant une ligne directrice de la politique étrangère US se substituant même dans une large mesure à l’islamophobie des « néo-cons ». Avec une différence de taille toutefois : le rapport de forces international empêche de faire dans l’espace Pacifique ce qui avait été fait dans l’espace arabo-musulman à savoir des guerres civilisationnelles ouvertes. Notons au passage que l’hostilité à la Chine est bien présente chez Huntington : il ne s’agit donc pas vraiment ici d’un détournement de son analyse, comme dans le cas du monde arabo-musulman. La russophobie tend toutefois à se greffer chez Biden (et plus généralement les démocrates) à la sinophobie, ce qui n’est pas le cas chez Huntington[28]. Certes, on pourrait invoquer la guerre en Ukraine pour expliquer cet état de fait, mais force est de constater qu’il a débuté avant. Il convient de le mettre ici plus en parallèle avec un substrat propagandiste (et raciste…) occidentaliste.

  1. Un rapport au reste du monde s’ancrant dans un substrat propagandiste (et raciste…) de type colonial et/ou néocolonial :

D’une manière générale, l’instrumentalisation et le détournement du propos d’Huntington à des fins propagandistes entre en résonance avec un substrat propagandiste (et raciste…) de type colonial et/ou néocolonial resté profondément ancré dans le rapport au reste du monde en Occident. En dehors même de l’aire occidentale, des groupes d’influence opèrent, de manière violente parfois, sur la base de représentations « occidentalistes » du monde, pouvant constituer une véritable « cinquième colonne » pour l’Occident en général et les USA en particulier. L’exemple le plus flagrant est celui des bourgeoisies compradore et des réseaux évangéliques en Amérique latine.

Avant même la colonisation, « l’Orient » et l’Asie ont été souvent désignés comme ennemi. Pour ce qui est de l’Asie, les invasions venues d’Asie des Huns[29], des Avars, mais surtout celle des Mongols y sont pour beaucoup. Peu importe que l’invasion mongole ait été encore plus désastreuses en Asie même (la civilisation arabe ne s’est par exemple jamais vraiment tout à fait remise de la destruction de Bagdad et de la mise à feu de ses bibliothèques par les Mongols) qu’en Europe, l’Occident se représente volontiers le péril en jaune (encore plus qu’en vert voire qu’en rouge en réalité).

L’Asiatique, outre qu’il est vu comme « fourbe et sournois » est représenté comme « cruel et sanguinaire »[30] et son système politique est réputé être fondé sur le « despotisme » et la violence. La prévention à son égard s’étend au-delà des peuples strictement asiatiques, aux Turcs mais aussi aux Russes (voire aux Hongrois). Les préjugés à l’égard des Russes, les renvoyant aux stéréotypes racistes et xénophobes relatifs à l’Asie, ne manquent pas. Et c’est aussi à cette aune qu’il convient d’examiner une partie de ce qui en est dit dans la presse[31], en particulier la propagande de guerre que ne manque pas de générer le conflit russo-ukrainien. Ces préjugés racistes doivent être combattus sans compromission : humainement indignes, ils sont générateurs d’incompréhensions mutuelles et mettent de l’huile sur le feu de relations déjà passablement dégradées.

Jusqu’aujourd’hui, l’Occident continue à se voir comme « la communauté internationale »[32]. Outre le nombrilisme certain de cette vision, il faut y voir un prisme colonial persistant : les autres aires géographiques sont vues comme « barbares » (quand bien même ont pu y exister des civilisations florissantes…) et l’Occident comme seul « civilisé ». De ce fait, les paroles issues d’autres aires géographiques sont minorées voire rejetées (parfois violemment) quand elles contredisent les certitudes occidentalistes. Le relent colonial de la soi-disant « mission civilisatrice » de l’Occident à l’égard du reste du monde est toujours ancrée dans les esprits et revient vite au galop, avec un habillage différent, à prétention humanitaire souvent (la lutte pour la démocratie et/ou les droits de l’Homme), plus brut parfois (la « lutte contre le terrorisme »), mais toujours avec la même morgue et assurance d’avoir légitimité à donner des leçons et se placer au-dessus du reste du monde.

Ceci est particulièrement vrai en Europe, qui se représente toujours le monde comme étant encore celui de la SDN (société des Nations) des années 1920-1930. Leur « communauté internationale » c’est fort logique celle de la SDN, celle d’avant la décolonisation, élargie aux USA et quelques autres anciennes colonies à peuplement essentiellement européen (Canada, Australie, etc.). Soit une quarantaine à une cinquantaine d’Etats, pour l’essentiel occidentaux. Sans la Russie, sans la Chine (c’est aussi le sens de la remise en cause régulière de leur droit de veto à l’ONU quand ils l’exercent), quand bien même l’URSS et la Chine ont été au moins un temps membres de la SDN. Dans la représentation occidentale du monde, ces deux pays ne devraient pas avoir de droit de veto, non pas du fait d’un abus de droit (aucun autre pays occidental ne contestera ce droit aux USA malgré un usage bien plus fréquent et contestable de ce droit de veto), mais car non-occidentaux. Et surtout sans les États devenus indépendants depuis leur décolonisation (plus ou moins forcée pour les anciennes grandes puissances coloniales européennes).

Aux USA, la déclinaison locale de ce nombrilisme occidentaliste se manifeste par ce qu’on appelle « l’exceptionnalisme américain » (ou « idéologie de la destinée manifeste »[33]). L’idée a toujours plus ou moins existé dans la mentalité US que leur pays serait destiné à occuper une place spéciale parmi des nations du fait de son évolution historique, de ses institutions politiques et religieuses, car ce serait la la première « démocratie moderne » et/ou car ce serait un pays d’immigrés[34]. Cette idée a un soubassement religieux certain, en lien avec le protestantisme[35], et a pris une résonance particulière pendant la guerre froide, pour connaître un summum après la dislocation du bloc socialiste et de l’URSS, entre autres à travers l’idée de « nouvel ordre mondial »[36]. Elle reste un vecteur puissant dans la mentalité US pour justifier l’interventionnisme au plan international.

Il n’est pas inutile de consacrer un développement à l’antisémitisme, mais aussi au recyclage de ses clichés à l’égard d’autres populations que les juifs. Si les extrême-droites occidentales continuent à rejeter le « juif errant » pour son cosmopolitisme (voire son intellectualisme…), elles en distinguent aujourd’hui le juif israélien, vu par elles comme nationaliste et militariste, occidentalisé et/ou occidentiste, islamophobe et arabophobe, bref dans « leur camp » Cette évolution « philosioniste » quasi-générale au sein des extrêmes-droites occidentales leur permet d’accéder à une forme de respectabilité. Et elle légitime le déferlement de violence antisémite, verbale le plus souvent[37] mais aussi physique parfois[38], Sont particulièrement ciblés les secteurs juifs « cosmopolites » (en particulier intellectuels), mais aussi, en particulier en France, les juifs séfarades cherchant à concilier religion juive et culture arabe.

Ce tournant philosioniste de l’antisémitisme occidental se double d’un recyclage massif de clichés antisémites à l’égard d’autres secteurs de population. C’est en particulier vrai à l’égard des Arabes et/ou des musulmans : dénonciation d’une supposée « double allégeance », remise en cause de leur « loyauté » à leur pays d’accueil (quand bien même ils en auraient la nationalité), existence d’un supposé « complot » arabo-musulman pour conquérir le monde[39], impossibilité de les intégrer du fait de leur différence, remise en cause de leur nationalité, etc. Une autre catégorie de population subit de telles attaques : les Russes. En particulier de la part des nationalistes ukrainiens, et ce déjà avant le déclenchement du conflit russo-ukrainien. La dénonciation des « juifs moscovites » est ainsi un élément de langage confusionniste constant de l’extrême-droite « bandériste » ukrainienne, qui tend à se généraliser dans ses relais politiques étrangers. Et les éléments de langage utilisés[40] comme les comportements à l’égard des populations russophones ukrainiennes[41] évoquent un recyclage russophobe du substrat antisémite préexistant.

Mais le principal recyclage du schéma de pensée antisémite est avant tout islamophobe : c’est la théorie site du « grand remplacement »[42], que l’on doit à l’écrivain français Renaud Camus, ou son avatar britannique de la théorie « Eurabia »[43] que l’on doit à l’essayiste britannique Bat Ye’or. Elles sont très lointainement inspirées de l’idée de « choc des civilisations », dans une version dénaturée et fortement dévoyée n’ayant plus grand-chose à voir avec la pensée d’Huntington. Selon ces théories complotistes, la France, et plus globalement l’Europe, subirait un « grand remplacement » de sa population par une immigration arabo-musulmane et subsaharienne organisé par les élites « mondialistes » et/ou « remplacistes ». Ces théories ont été popularisées en France par l’extrême-droite, en particulier sa mouvance « identitaire » et surtout le polémiste français Eric Zemmmour. Dans le confusionnisme politique ambiant, elles tendent à déborder vers la droite (de moins en moins…) « républicaine ». Une théorie qui sert par ailleurs depuis quelque temps à la réactivation désormais ouverte du thème du « complot judéo-maçonnique », qui n’apparaissait jusque-là qu’en filigrane. Ce n’est pas le moindre des paradoxes français que de voir une personnalité de confession juive servir ainsi de « cheval de Troie » à une théorie de plus en plus ouvertement antisémite…

En définitive, le propos d’Huntington dans « le choc des civilisations » mérite d’être examiné dans le contenu et non sur la base des « on dit », que ce soit ceux de ses zélateurs que ceux de ses contradicteurs : c’est là une exigence d’honnêteté intellectuelle minimale. Si certains postulats, éléments conceptuels ou biais peuvent apparaître contestables, force est toutefois que constater que l’ouvrage n’a en pas grand-chose du brûlot occidentaliste et interventionniste qu’on nous présente en général. Suite à la chute du « bloc de l’Est » et à l’implosion de l’URSS, le « bloc occidental » se retrouve privé de « l’ennemi » désigné pendant près d’un demi-siècle. C’est dans ce contexte qu’interviennent le 11 septembre 2001, moment ou l’Amérique se ressent en « citadelle assiégée », et qu’Huntington se retrouve à servir de caution involontaire dans cette recherche d’un « nouvel ennemi », qui réactive au passage un substrat propagandiste (et raciste…) de type colonial et/ou néocolonial.

Mais au-delà de la question de l’intérêt intellectuel et d’une forme de justice à rendre à l’auteur, il a semblé capital de revisiter cet ouvrage à deux titres. D’abord, dans le climat de confusionnisme politique ambiant et de montée de courants chauvins un peu partout dans le monde, la connaissance et une analyse plus fine d’Huntington au sein du camp progressiste est importante pour contrer les distorsions campistes de type « occidentaliste » et les différentes déclinaisons chauvines qui en sont faites. Par l’extrême-droite française par exemple, qui a fait de cet ouvrage une référence importante de son discours politique. Ensuite, au regard de l’influence centrale, bien que moins ostentatoire dans son affichage public, que les analyses d’Huntington exercent sur la politique étrangère US depuis plus d’un quart de siècle, leur examen approfondi apporte un éclairage très instructif sur l’évolution et la marche du monde.

Ainsi, il est pour le moins troublant de constater que les conditions susceptibles d’entraîner une guerre ouverte entre la Russie et l’Ukraine aient été posées avec une grande lucidité par Huntington un quart de siècle avant qu’elle ne se déclenche[44]. Et ses analyses étant loin d’être méconnues dans les hauts niveaux de pouvoir US (politique, militaire, renseignement), il n’est pas déplacé de se demander si la réalisation des conditions de la guerre en Ukraine[45] n’ont pas délibérément et méthodiquement été recherchées dans le but d’y entraîner la Russie dans un scénario écrit d’avance. A minima, les États occidentaux en général, et les USA en particulier, ont joué les apprentis sorciers en provoquant la Russie de manière délibérée, cynique, voire calculée, pour ensuite faire mine de s’insurger d’un résultat qui était pourtant au minimum fortement probable, si ce n’est celui qui était recherché. Sans exonérer pour autant la Russie de toute responsabilité dans le déclenchement de ce conflit, cet éclairage permet toutefois de suggérer qu’elle ne saurait être vue comme son unique responsable et qu’une lourde coresponsabilité est portée par les USA, et plus généralement l’Occident. Ceci car le conflit russo-ukrainien était tout a fait évitable et qu’ils n’ont rien fait pour l’éviter. Bien au contraire même : ils en ont réuni les conditions objectives et saboté les tentatives de compromis, voire de négociations. Délibérément ? Le doute est en tout cas permis.

Enfin, il peut être utile de mettre en parallèle les analyses d’Huntington avec l’ébullition politique que semble connaître l’Afrique actuellement. Si Huntington voit le monde arabo-musulman comme une zone de forte instabilité politique jusqu’aux années 2020-2030, il voit un processus similaire au « printemps arabe » se dérouler en Afrique à partir des années 2020, pour les mêmes raisons (démographie et absence d’un « État phare » affirmé). Par ailleurs, malgré son tropisme favorable à « l’islam politique », il entrevoit que son éventuel échec politique pourrait conduire à des formes de réaffirmation identitaire s’appuyant sur d’autres vecteurs que la religion. Et c’est bien ce à quoi on semble assister en Afrique, avec un retour en force du panafricanisme, en particulier dans la jeunesse. Même si ce mouvement n’est pas exempt de flottements et ambiguïtés, il doit être vu (comme en Amérique latine) comme globalement positif : d’abord, il contredit le postulat d’Huntington de la mort des idéologies (progressistes surtout…), ensuite il prouve que l’affirmation identitaire peut prendre des voies autres que le chauvinisme, qu’il soit religieux, supra-national (occidentalisme, européisme, etc.), national, régional, etc.

 

[1]  Samuel Phillips Huntington, « Le Choc des Civilisations », éditions Odile Jacob (traduction française de The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order), 1997, 402 pages

 

[2]  Samuel Huntington, Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, pages 169 à 171

 

[3]  Samuel Huntington, Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, pages 37 à 42

 

[4]  Voir par exemple la Constitution bolivienne

 

[5]  Samuel Huntington,  Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, page 50 : « L(Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures (…), mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l’oublient souvent, les non-Occidentaux jamais. »

 

[6]  Huntington pose six « causes possibles de la propension des musulmans aux conflits » : voisinage, inamissibilité, militarisme, statut victimaire, masse de jeunes, absence  d’État-repère. Après examen critique, il ne retiendra que les deux dernières comme explicatives de l’instabilité du monde arabo-musulman.

[7]  Samuel Huntington,  Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, page 294

[8]  https://www.lefigaro.fr/international/que-change-le-rapprochement-entre-l-iran-et-l-arabie-saoudite-20230417

[9]  https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/relations-diplomatiques-entre-l-iran-et-l-arabie-saoudite-un-rapprochement-de-raison-qui-a-fait-baisser-les-tensions-dans-la-region_5917934.html

[10]  Samuel Huntington,  Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, page 345 : « Pour préserver la civilisation occidentale,  […] il est de l’intérêt des États-Unis et des pays européens […] d’admettre que toute intervention de l’Occident dans les affaires des autres civilisations est probablement la plus dangereuse cause d’instabilité et de conflit généralisé dans un monde aux civilisations multiples. »

[11]  https://fr.wikipedia.org/wiki/Isolationnisme_aux_%C3%89tats-Unis

[12]  Samuel Huntington,  Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, page 87

[13]  Samuel Huntington,  Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, page 32 : « Le paradigme civilisationnel développe une grille de lecture relativement simple pour comprendre le monde le monde à la fin du XXe siècle. Aucun paradigme, toutefois, n’est valide pour toujours. »

[14]  Samuel Huntington,  Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, pages 67-68 : « Le concept de civilisation universelle est caractéristique de l’Occident. […] A la fin du XXe siècle, le concept de civilisation universelle sert à justifier la domination culturelle de l’Occident sur les autres sociétés et présuppose le besoin qu’elles auraient d’imiter les pratiques et les institutions occidentales. L’universalisme est l’idéologie utilisée par l’Occident dans ses confrontations avec les cultures non-occidentales. […] Ce que l’Occident voit comme universel passe ailleurs pour occidental. »

[15]  Samuel Huntington,  Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, page 150 : « Un pays déchiré […] a une seule culture dominante qui détermine son appartenance à une civilisation, mais ses dirigeants veulent le faire passer à une autre civilisation. Ils disent : nous formons un seul peuple et nous voulons vivre dans un lieu bien à nous, mais pas ici. A la différence des habitants des pays divisés, les ressortissants des pays déchirés savent qui ils sont, mais pas à quelle civilisation ils appartiennent. »

[16]  Samuel Phillips Huntington,  Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, pages 353 à 355.

[17]  https://fr.wikipedia.org/wiki/Population_mondiale

[18]  À noter que l’épisode historique auquel il est fait référence, le siège en 72-73 après J.-C. par les troupes romaines de la citadelle de Massada, dernier bastion de la résistance des Hébreux à la domination de Rome se termine par un suicide collectif, ce qui devrait interroger sur l’impact négatif d’une telle représentation paranoïaque du rapport au reste du monde.

[19] https://www.lemonde.fr/archives/article/2001/11/04/liaisons-dangereuses_4160116_1819218.html

[20]  https://www.monde-diplomatique.fr/2012/10/MADAR/48242

[21]  https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2013/06/18/barack-obama-president-des-drones_3432234_3222.html

[22]  https://www.lepoint.fr/monde/presidentielle-americaine-donald-trump-l-isolationnisme-au-pouvoir-09-11-2016-2081937_24.php

[23]  https://www.lemonde.fr/elections-americaines/article/2016/11/09/securite-immigration-economie-les-promesses-de-donald-trump_5028172_829254.html

[24]  Le coup d’État intervenu contre Evo Morales en 2019 sous prétexte fallacieux de « fraude électorale » peut être vu, par exemple, comme une forme de guerre US de basse intensité au regard de l’implication de la CIA.

[25]  https://www.journaldemontreal.com/2019/09/14/le-champion-des-frappes-de-drones-obama-ou-trump

[26]  https://www.france24.com/fr/20200501-donald-trump-lie-le-covid-19-%C3%A0-un-laboratoire-chinois-et-menace-de-taxer-p%C3%A9kin

[27]  A ce propos, il n’est pas inutile de mettre en parallèle la contestation par Trump et ses zélateurs du résultat de cette élection présidentielle américaine sous prétexte fallacieux de « fraude électorale », ou l’épisode de l’invasion du Capitole, avec de telles contestations et procédés violents les accompagnant de la part de secteurs pro-occidentaux soutenus par la CIA, en particulier en Amérique latine (en Bolivie en 2019 par exemple) : à bien des égards, il s’est agi d’un « retour à la maison » de procédés de distorsion et de détournement de la démocratie jusque-là strictement destinés à un usage externe.

[28]  Samuel Huntington,  Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, page 345 : « Pour préserver la civilisation occidentale,  […] il est de l’intérêt des États-Unis et des pays européens […] de considérer la Russie comme l’État phare du monde orthodoxe et comme une puissance régionaleessentielle, ayant de légitimes intérêts dans la sécurité de ses frontières sud. »

[29]  À noter que les historiens spécialistes du sujet tendent à estimer que le niveau de violence attribué aux Huns a été fortement exagéré, surtout rapporté aux standards de l’époque. Outre une portée d’ordre propagandiste, une forme de confusion a pu être faite a posteriori avec l’invasion mongole.

[30]  Voir l’album des aventures de Tintin Le Lotus bleu du dessinateur Hergé, paru en 1936

[31]  https://www.lesechos.fr/2013/04/la-russie-et-la-tentation-du-despotisme-oriental-320709

[32]  https://information.tv5monde.com/international/la-communaute-internationale-une-pensee-magique-20065

[33]  https://fr.wikipedia.org/wiki/Destin%C3%A9e_manifeste

[34]  Un développement qui rend paradoxalement « l’exceptionnalisme américain » et l’interventionnisme qu’il génère tout à fait compatibles avec une évolution multiculturaliste de la société américaine.

[35]  La proximité théologique plus forte avec le judaïsme que le catholicisme pourrait expliquer une appropriation de l’idée de « peuple élu » à travers « l’exceptionnalisme américain », renforcée par le dogme de la prédestination.

[36]  https://iadllaw.org/2022/06/droit-des-peuples-a-disposer-deux-memes-non-alignement-et-multilateralisme-vers-un-monde-multipolaire-jihad-wachill/ (partie II, sous-partie 1)

[37]  Voir le déferlement de messages haineux dans les réseaux sociaux à l’égard de la communauté juive US pour avoir très majoritairement refusé de suivre l’AIPAC (le lobby pro-israélien US) dans ses appels à voter Trump en 2020

[38]  Par exemple l’attentat antisémite perpétré par le suprémaciste Robert Bowers à Pittsburgh le 27 octobre 2018

[39]  À mettre en parallèle avec les théories antisémites fumeuses autour du « Protocole des Sages de Sion »

[40]  Par exemple la théorie très en vogue dans la mouvance « identitaire » en France selon laquelle la Russie chercherait à promouvoir la création d’un « Etat Khazar » (entendre par là juif) dans le Sud-Est de l’Ukraine pour expliquer la rébellion du Donbass depuis 2014 contre le pouvoir cental ukrainien.

[41]  Le massacre russophobe (et anticommuniste…) d’une cinquantaine de personnes brûlées vives dans la Maison des syndicats d’Odessa le 2 mai 2014, un exemple parmi d’autres, n’est pas sans rappeler les pogroms  et massacres antisémites passés commis dans cette ville, en 1905 et 1941 entre-autres

[42]  https://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_remplacement

[43]  https://fr.wikipedia.org/wiki/Eurabia

[44]  Samuel Huntington,  Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, pages 182-183 : « Au début des années quatre-vingt-dix, des problèmes importants se posaient entre les deux pays [ …]. Beaucoup pensaient qu’un conflit armé était possible […]. Cependant, si le point de vue civilisationnel prévaut, un conflit entre Ukrainiens et Russes est peu probable. Ce sont deux peuples slaves, avant tout orthodoxes, qui ont eu des relations intimes pendant des siècles et au seins desquels les mariages mixtes sont chose commune. […] Une Ukraine uniate et pro-occidentale ne serait (…) viable qu’avec un fort soutien de l’Occident. Cela ne serait possible que si les relations de l’Occident avec la Russie se détérioraient gravement pour ressemble à ce qu’elles étaient à l’époque de la guerre froide. »

[45]  Samuel Huntington,  Le Choc des Civilisations, éditions Odile Jacob, 1997, page 150 : « L’Ukraine est divisée entre les nationalistes uniates qui parlent ukrainien à l’ouest et les orthodoxes qui parlent russe à l’est. Dans un pays divisé, les groupes importants appartenant à deux civilisations au moins disent : nous sommes différents et nous voulons vivre dans des lieux différents. Des forces répulsives les éloignent les uns des autres et ils sont attirés par d’autres sociétés. »

 

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