The following article was published in the May 2022 special issue of the International Review of Contemporary Law, the journal of the IADL, focusing on the 75-76 anniversary of the United Nations Charter.
Questions et observations sur la crise OTAN, Ukraine, Russie
Robert Charvin
Le Covid-19 a transformé tous les Français (ou presque) en épidémiologiste émérite ! Le conflit russo-ukrainien a, de même, fait de nous tous des soviétologues érudits, experts du monde russe, voire psychologues spécialistes de la personnalité de Poutine !
Comme il est fréquent, sans avoir une connaissance précise de l’Histoire, du contentieux OTAN-Russie, des remous politiques intérieurs à l’Ukraine, à la région du Donbass, à la Crimée et de toute la Russie, citoyens, journalistes et politiques ont pris position, réagissant à l’émotion, exprimant leur hostilité à l’un des ennemis officiels de l’Occident ou leurs préoccupations pour les prochaines élections.
Beaucoup se font va-t’en guerre sans risque en dénonçant une Russie qui décidément est toujours « brutale et impérialiste », comme le dénonçait déjà Napoléon 1er : le Tsar n’est qu’un « barbare du Nord » à la tête d’un Empire « asiatique » (cette appréciation est constante en Europe occidentale depuis le XVI° siècle).
A l’évidence la Russie a violé la Charte des Nations Unies et son principe fondamental de « l’égale souveraineté des Etats », pratiquant « l’ingérence » inventée par Kouchner, cautionnée par Mitterrand et applaudie encore aujourd’hui par B-H. Lévy et la plupart des politiciens français lorsqu’il s’agit d’intervenir dans les affaires intérieures des pays classés « ennemis ».
Cette pratique interventionniste des Puissances est banale – ce qui n’est pas une excuse – et les citoyens ont mauvaise mémoire lorsqu’ils oublient de mettre en cause la responsabilité première des Etats-Unis ou de leur propre gouvernement dans l’histoire des relations internationales. Dans le cas présent, non seulement la population ukrainienne mais aussi le peuple russe risquent de payer très cher le conflit armé qui les oppose, tandis que nul ne connaît l’impact futur du conflit sur toute l’Europe.
Et Macron dans l’affaire ?
En France, ce conflit donne un sérieux appui à la campagne électorale de Macron : le candidat « sortant » peut escamoter tout ce qui lui est négatif pour apparaître simultanément comme : « le vainqueur du Covid », « le protecteur » des Français et des Européens face à la fureur des Cosaques, le « négociateur » mais en même temps le « sauveur de l’OTAN » qui resserre ses rangs, rendant un éminent service aux Etats-Unis et à Biden en difficulté avec les Trumpistes !
Pas question pour lui de se réclamer de l’indépendance nationale : c’est la « souveraineté européenne » qui s’y substitue. Sont « oubliées » la guerre en Yougoslavie à la fin de laquelle l’OTAN a arraché par la force le Kosovo à la Serbie, la désastreuse opération en Libye et la militarisation renforcée des relations internationales malgré la disparition de la guerre froide ! Magnifique palmarès qui a la vertu de gommer la question sociale.
On nous enseigne seulement à longueur d’émissions radio-tv qu’il s’agit en priorité absolue de combattre le Mal incarné par Poutine, alors que l’Occident évidemment est le Bien : nous voilà revenu au Moyen-Age qui voyait la main de Satan partout pour le plus grand avantage des Princes et de l’Eglise !
Le coût du pouvoir personnel
Le recours à la force par la Russie contre l’Ukraine fait apparaître les carences démocratiques du régime russe de Poutine et des Oligarques, milliardaires corrompus. Mais, l’essentiel pour nous est que cette crise est révélatrice de ce qu’est l’Occident et notamment la France aujourd’hui.
Tout le monde ou presque, par opportunisme électoral, est mobilisé contre quelques évidences : la violence armée est sale, meurtrière, dévastatrice et probablement inutile si ce n’est que les nouveaux rapports de force établis conditionnent les négociations et les compromis diplomatiques. Souvenons-nous des huit années de guerre en Algérie avant de parvenir aux Accords d’Evian !
L’Humanitaire, une fois de plus, est le cache sexe d’un règlement de compte. L’Ukraine est aujourd’hui victime d’une Russie constamment mise en procès et qui a la même pratique que les Etats-Unis partout dans le monde (Amérique du Sud, Vietnam, Afghanistan, Yougoslavie, Irak, Syrie, Libye, etc.), que la France en Afrique subsaharienne faisant et défaisant les chefs d’Etat africains, que l’Arabie Saoudite (au Yémen) ou la Turquie (contre les Kurdes), Israël (contre les Palestiniens, depuis 70 ans !).
En fait, toutes les puissances mènent une politique étrangère et militaire contrôlée par une poignée d’individus et toutes les puissances qui en ont les moyens violent la souveraineté des Etats plus faibles dans l’indifférence la plus flagrante du droit international et de la Charte des Nations Unies.
Il arrive que l’intelligence l’emporte : ce fut le cas des décisions de Kennedy et de Khrouchtchev retirant leurs missiles de Cuba et de Turquie pour éviter une guerre mondiale. La structure poutinienne du pouvoir russe semble ne pas pouvoir échapper à une politique personnelle sans contrôle telle qu’on la constate presque partout aujourd’hui.
La crise russo-ukrainienne révèle aussi que l’Occident a les moyens derrière l’apparente « juste cause » de profiter de la guerre par procuration : les marchands d’armes sont à la fête ; les faux idéologues, style B-H Lévy, grands défenseurs de la « Civilisation », se refont une jeunesse ; les « Humanitaristes » professionnels gomment leur indifférence aux migrants noyés dans la Méditerranée : l’accueil des réfugiés ukrainiens est d’une tout autre qualité que celui réservé aux migrants basanés et musulmans. Il faut être blanc et chrétien comme le montrent les Polonais, bons catholiques s’il en est, pour bénéficier d’une traitement humain[1].
Quelques questions laissées sans réponse par les faux « experts »
Une batterie de questions s’impose pour comprendre la crise.
Il fût un temps où un universitaire de qualité comme Basile Kerblay en 1977 considérait « que l’on était tous à des degrés divers d’incompétence » sur l’URSS et sur le monde russe, dont la culture et les pratiques étaient différentes de celles de l’Occident. Aujourd’hui, les « experts » préfabriqués et médiatisés, issus le plus souvent de Science Po Paris et inspirés par des travaux étasuniens, sont partout et savent tout, sans répondre pourtant à des questions importantes.
Comment expliquer qu’ils ne réagissent pas à l’interdiction du P.C ukrainien, tandis que les forces d’extrême-droite, héritières des fascistes des années 1940 et des Ukrainiens qui en nombre ont endossé l’uniforme de la Wehrmacht contre leur propre patrie se manifestent librement au cœur de la vie politique ukrainienne d’aujourd’hui ?
Est-il cohérent de promouvoir « l’Etat de droit » dans le monde entier et de manifester sans réserve son soutien depuis 2014 à un gouvernement de coup d’état issu d’un mouvement populaire mais « accompagné » d’importants soutiens américains et allemands, des élections ne survenant qu’à posteriori ?
Pourquoi les heurts armés à la limite du Donbass et du territoire ukrainien n’ont jamais alerté personne en Occident alors qu’ils se perpétuent depuis des années ?
Pourquoi les propositions de la Russie de décembre 2021 en faveur d’un traité de paix visant à renforcer la sécurité en Europe dans l’esprit des Accords d’Helsinki conclus à la fin de la guerre froide ont été occultées en Occident (même le Journal L’Humanité ne leur a accordé qu’un bref article) ?
N’est-il pas significatif que la liberté d’expression, article de foi de la démocratie libérale, tout comme l’esprit de nuance et de dialogue prôné contre les « Gauchistes » du monde intellectuel, perdent brutalement toute importance avec notamment l’interdiction de Spoutnik et de RT Russia France, ni plus ni moins propagandistes que les chaînes françaises ? L’unanimisme antirusse pratiqué par les journalistes des grands médias et leurs invités serait-il une démonstration de pluralisme démocratique ? Quant aux « experts », sous couvert d’un savoir académique, ils semblent chargés de légitimer les positions officielles sans prendre en compte la complexité de la crise. On ignorait qu’il y avait en France autant de « spécialistes » de la Russie et de l’Ukraine, champ d’études largement négligé par une « science » politique malade de sa non-scientificité due à son refus de s’associer avec toutes les autres sciences sociales ?
Pourquoi ces pseudo-experts n’ont-ils rien dit sur l’hétérogénéité de la population vivant en Ukraine ou sont mêlés non seulement des Russes et des Ukrainiens et diverses minorités comme celle des Hongrois (souvent maltraités) d’obédiences religieuses différentes : à côté de la large majorité chrétienne, il y a par exemple 330.000 musulmans ukrainiens descendants de l’ancienne tutelle turque ! Le fédéralisme souhaité par les Russes du Donbass aurait pu être une solution évitant les affrontements armés qui se produisent depuis des années.
Pourquoi ne pas admettre que la neutralité de l’Etat ukrainien aurait pu être une solution imposée par la géographie et permettant de séparer les adversaires potentiels que sont les pays de l’OTAN et la Russie ? La neutralité n’a-t-elle pas dans l’Histoire privilégié les Etats en bénéficiant lors de toutes les grandes crises internationales.
Pourquoi ne pas rappeler que l’OTAN sous-direction américaine bénéficie du budget militaire des Etats-Unis dix fois supérieur à celui de la Russie, ce qui est une donnée non négligeable pour apprécier qui est le plus menacé entre les parties en présence ?
Pourquoi ne pas s’interroger – question majeure et toujours ignorée – sur le fait que dans la population jeune particulièrement règne en 2022, comme dans les années 1990 dans les ex-Démocraties populaires, des illusions sur les « beautés » irrésistibles de la consommation occidentale miraculeusement accessibles dans l’esprit de beaucoup d’Ukrainiens grâce à une admission dans l’Union Européenne ? Le soft power occidental, lié à un niveau de richesses supérieur, est infiniment plus puissant que celui de la Russie. Comment le pouvoir russe peut-il ne pas être inquiet de cette force d’attraction ?
Pourquoi être si discret sur les oppositions internes à la Russie et notamment sur le rôle néfaste des oligarques dont on a accueilli des milliards de roubles en Occident et dans les paradis fiscaux ? Cet argent, souvent d’origine frauduleuse, voisine avec celui des grands amis de l’Europe et des Etats-Unis, comme celui du Roi de Jordanie, du Premier Ministre tchèque, du Président équatorien, de Tony Blair, etc. Les relations Poutine-Oligarques sont complexes. Si la crise actuelle permettait de débarrasser la Russie de cette caste, ce serait un grand bien qui ouvrirait les portes d’une autre Russie ! Il n’est pas certain cependant que les Occidentaux aient la même appréciation de ces milliardaires si rentables !
S’impose donc la question non pas seulement du maintien de la paix en Europe et d’une issue négociée au conflit actuel, mais de l’avenir du monde. Le capitalisme et sa mondialisation, c’est d’abord l’hégémonie des grandes firmes privées et la domination des Etats-Unis. Si l’on veut que ce monde change (mais le veux-t-on vraiment, y compris au sein de la gauche occidentale), il faut admettre l’impérieuse nécessité quels que soient les vices de leur système politique et de leur pratique internationale, que la Chine, la Russie, les Etats africains, l’Amérique du Sud participent aux changements des rapports de force afin de bousculer les intérêts occidentaux dominants. Les peuples, y compris celui de France ne peuvent se priver de cette grande alliance, sauf à renoncer à l’emporter!
S’annoncent ainsi des affrontements, différents de ceux du XX° siècle, des conflits de haute ou basse intensité, plus ou moins efficaces, plus ou moins bien menés par des forces plus ou moins compétentes comme tout au long de l’Histoire.
Vers un nouveau monde ?
On peut faire l’hypothèse en effet qu’un cycle nouveau s’ouvre dans l’Histoire de l’Humanité pour plusieurs décennies. Sont en effet de plus en plus nombreux ceux qui n’acceptent plus un système mondial qui écrase les plus pauvres au seul bénéfice de quelques privilégiés dans chaque pays, à Paris, à Kiev comme à Moscou. De nouvelles forces se lèvent partout, ne ressemblant pas toujours à celles du XX° siècle, usant parfois de méthodes qui dérangent : la violence qui se développe dans chaque pays et dans les relations internationales, les clivages culturels et idéologiques qui se creusent entre les peuples et les individus, sont peut-être le prélude à un basculement du monde qui ne peut éternellement demeurer soumis à une hégémonie qui remonte au XVI° siècle ! Le temps des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud semble commencer, inauguré aussi bien par l’extraordinaire développement socio-économique de la Chine que par la volonté brutale de la Russie d’être remboursée de ses sacrifices durant le XX° siècle. De même, les peuples africains se refusent de plus en plus à leur soumission aux anciennes métropoles coloniales et entendent choisir souverainement leurs coopérants. Les dérives sont inévitables : c’est le cas de l’islamo-fascisme, qui après avoir servi les stratégies américaines (par exemple en Afghanistan), s’est mis à son compte. C’est le cas aussi du recours à la force armée qu’utilise la Russie en Europe centrale. Mais c’est aussi le cas du réveil salutaire des peuples autochtones en Amérique, par exemple, et des multiples mouvements populaires dans toutes les régions de monde, sous des drapeaux variés. En réaction les pouvoirs occidentalistes instrumentalisent un néofascisme qui progressivement travestit les sociétés à prétention démocratique. C’est le cas par exemple au Brésil, en Hongrie, en Pologne, dans les Etats Baltes, mais aussi aux Etats-Unis et en France !
Se pose à nouveau la question « que faire » ? dont la réponse est, dans l’ordre international, de favoriser la naissance d’une société multipolaire afin d’en finir avec la soumission au seul pouvoir occidental.
Cette tâche immense et difficile était confiée dans le passé à la Troisième Internationale qui a échoué. Elle incombe semble-t-il désormais à l’alliance nécessaire des forces critiques de chaque pays avec les puissances qui mettent en cause l’omnipotence du pôle occidentaliste. Y a-t-il un autre choix ? Les discours lénifiants et les bons sentiments ne peuvent changer les rapports de force, même si le choix de la violence est la pire méthode : les révolutionnaires de 1789 ont guillotiné Louis XVI qui n’était pas le pire des rois mais qui régnait avec l’appui de l’Eglise qui le sacralisait, après mille ans d’absolutisme monarchique ! Il fallait, comme disait Jaurès, illustrer une rupture définitive avec l’Ancien Régime en condamnant le Roi ! Cependant, l’option de la Russie de recourir délibérément à la force armée pour régler ses problèmes provenant de l’extension de l’OTAN constitue un crime manifeste pour tous, en premier lieu pour le peuple russe, mais ce n’est qu’une illustration parmi d’autres d’une situation globale.
Les bouleversements profonds qui s’annoncent dans tous les domaines, le sauvetage de la planète et du monde vivant se cumulant avec la sauvegarde des peuples, particulièrement ceux du Sud, font que les pauvres sont l’avenir des riches, qu’ils le veuillent ou non !
Le basculement du monde ne peut qu’être douloureux, particulièrement si le pouvoir personnel qui se généralise dans tous les pays (soit conservateurs, soit d’orientation progressiste) se maintient, alors qu’il est source de mesures inévitablement irresponsables entraînant une apathie massive des citoyens.
Pour ce qui nous concerne, il s’agit dans le présent d’accepter nos différentes appréciations survenant devant la complexité des problèmes et de faire confiance à l’intelligence collective. La question de l’Ukraine porte en elle tous les ingrédients constitutifs d’une pathologie politique et idéologique qui conduit à vouloir tout et son contraire dans la plus grande confusion.
C’est seulement demain que l’on connaitra les faits réels, les mensonges des uns et des autres, l’erreur criminelle ou pas de la direction russe, la réalité du bellicisme des uns et des autres et le rôle de l’affairisme occidental, en bref, des racines d’un bain de sang qui ne peut servir la cause d’aucun peuple comme le relève le Pape François.
[1] Des étudiants africains et indiens ont été jugés non prioritaires à la frontière polonaise. Cette discrimination a été condamnée par l’Union Africaine présidée par le Sénégal.
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