Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, « non-alignement » et multilatéralisme : vers un monde multipolaire ? Jihad Wachill

 

The following article was published in the May 2022 special issue of the International Review of Contemporary Law, the journal of the IADL, focusing on the 75-76 anniversary of the United Nations Charter.

Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, « non-alignement » et multilatéralisme : vers un monde multipolaire ?

Jihad Wachill

La fin de la Seconde Guerre mondiale voit en quelques années la fin d’une organisation des relations internationales centrée sur l’Europe et dominée par les grandes puissances coloniales et impérialistes européennes. C’est donc dans ce contexte de « redistribution des cartes » et sur la base d’une convergence de vue ponctuelle entre les deux nouvelles « superpuissances » émergentes du moment, les États-Unis d’Amérique et l’URSS, qu’est rédigée la Charte des Nations unies, qui servira de point d’appui à l’émergence d’une nouvelle armature institutionnelle de régulation des relations internationales et aux processus émancipateurs de décolonisation.

Néanmoins, si la Charte des Nations unies reste un document de référence et un point d’appui juridique et politique aux aspirations à un monde multipolaire reposant sur des relations internationales multilatérales pacifiées, la réalité des décennies qui ont suivi sa rédaction se révèle passablement différente des aspirations posées dans ce cadre. C’est ainsi qu’a succédé dans les faits à cette chute des empires coloniaux européens près d’un demi-siècle de « Guerre froide » opposant, en Europe comme partout dans le monde, un camp socialiste dirigé par l’URSS à un camp atlantiste dirigé par les USA, puis au moins  deux décennies (voire plus) d’hégémonisme et de multilatéralisme américain sous couvert de « nouvel ordre mondial ».

Toutefois, ces évolutions ne sont pas allées sans résistances et tentatives de dégager des alternatives au choix binaire découlant de la « Guerre froide » puis à l’absence de choix découlant du « nouvel ordre mondial ». C’est ainsi que, dans un premier temps, face à la bipolarisation entre USA et URSS et aux insatisfactions qu’elle génère, on assiste à des tentations (réelles ou factices) de faire émerger une « troisième voie » et surtout à l’apparition du « mouvement des non-alignés » (I). Dans un second temps, la chute du mur de Berlin et du bloc socialiste puis l’implosion de l’URSS, avec le « nouvel ordre mondial » unipolaire sous domination américaine qui en a découlé, ont provoqué d’importantes remises en question et l’émergence de formes de résistance tentant (avec  un succès variable) de mettre un frein ou contrebalancer l’unilatéralisme américain (II).

I) Face à la « guerre froide » et à la bipolarisation en découlant, les tentations de la « troisième voie » et du « non-alignement »

Face à la « guerre froide » entre d’une part les USA et leurs alliés et d’autre part l’URSS et les siens, certains pays ou groupes de pays ont pu faire le choix de la neutralité, ou du moins afficher des velléités en ce sens (sans que ces intentions affichées n’aient forcément de vraie traduction concrète pour un certain nombre d’entre eux).

Schématiquement, ces velléités se sont incarnées en Europe essentiellement autour de l’idée de « troisième voie » (A) et dans les pays en voie de développement autour du « mouvement des non-alignés » et de ses avatars (B).

Le mythe de la « troisième voie » en Europe :

L’idée de « troisième voie » a principalement prospéré dans le courant d’idées social-démocrate. Il a toutefois pu infuser dans la démocratie chrétienne, en particulier chez les « chrétiens de gauche », et connaître un second souffle, renforcé par l’émergence à partir des années 70 de l’écologie politique.

– La construction européenne : « faux nez » de l’impérialisme US ou « troisième voie » entre bloc socialiste et alignement atlantiste ?

Il a été très courant de présenter en France la communauté économique européenne (CEE), devenue union européenne (UE), comme une « troisième voie » entre bloc socialiste et alignement atlantiste.

Cette opinion a en particulier été historiquement dominante dans les organisations social-démocrates et chrétiens-démocrates, contribuant à cimenter un consensus politique favorable à la construction européenne s’appuyant sur ces deux courants d’opinion, alors hégémoniques à eux deux dans les pays concernés. Un autre courant d’opinion, qui a émergé dans les années 70 et se voulant au départ pacifiste et antimilitariste, les a très majoritairement rejoints dans ce consensus politique : la mouvance écologiste.

Toutefois, le soutien de la famille politique « libérale », pourtant très atlantiste, à cette même construction européenne tend à montrer l’ambivalence de cette prétention à une « troisième voie » à travers la construction européenne. Et dans les faits, force est de constater que cette prétention a pour l’essentiel plus tenu du vœu pieux sans portée concrète que d’une volonté politique traduite en actes.

Au final, le seul moment où une volonté politique forte de résister à l’atlantisme a pu émerger, ponctuellement toutefois, dans certains pays européens, portée par un courant d’opinion fort, fut le refus franco-allemand de l’invasion de l’Irak en 2003 avec pour point d’orgue le « veto français » à cette invasion au Conseil de Sécurité de l’ONU. Toutefois, même là il convient de noter que « ce veto français » ne se fit pas au nom de l’UE mais a au contraire constitué un choix souverain de la France, exprimé contre la volonté de la grande majorité des autres États membres de l’UE.

– Les statuts de neutralité en Europe (Suisse, Autriche, Finlande, etc.) et les cas de la France gaulliste et de la Yougoslavie titiste :

Un certain nombre de pays européens vont toutefois plus loin que de simples déclarations d’intention et proclament leur neutralité face à la logique bipolaire. Il convient de distinguer deux cas généraux : soit il s’agit d’une tradition politique pour certains pays, s’estimant trop petits pour « peser » dans un éventuel conflit européen (le cas de la Suisse en particulier), soit il s’agit de pays plus ou moins contraints à la neutralité par des rapports de forces géopolitiques ponctuels (l’Autriche, par exemple, dont le rétablissement de l’intégrité territoriale a été subordonnée à un statut de neutralité, ou la Finlande, dont la proximité géographique avec l’URSS a fait pencher le pays vers la neutralité après plusieurs conflits perdus contre son puissant voisin).

Deux pays méritent toutefois qu’on s’y penche de plus près, car ne rentrant pas dans ce schéma général : la France gaulliste et la Yougoslavie titiste. Il convient de relever que ces deux pays sont au départ amarrés à un des deux « blocs » en cours de constitution ou déjà constitués et s’en détachent en partie du fait d’un leadership velléitaire, en partie aussi du fait de justifications d’ordre idéologique.

La France gaulliste, même si elle ne s’est jamais officiellement déclarée neutre, a toujours joué une partition différente en Europe occidentale, y faisant office de trublion. Ainsi, sur un plan géopolitique, elle est rétive à l’alignement atlantiste, allant jusqu’à se retirer du commandement intégré de l’OTAN en 1966 (bien que la France en soit un des membres fondateurs). Mais elle reste ancrée dans un modèle économique capitaliste, modéré toutefois par une tendance à la planification étatique et le développement d’un système de protection sociale et de droits sociaux très ambitieux découlant du programme du Conseil national de la Résistance (CNR).

Outre ces particularismes structurels difficilement compatibles avec le « modèle américain », cet état d’esprit frondeur de la France gaulliste envers les USA s’explique aussi par les relations médiocres (voire mauvaises) en 1940-45 entre de Gaulle et les autorités américaines de l’époque, mais aussi par des divergences d’intérêts d’ordre géopolitique dans le cadre des relations internationales en général et de la décolonisation en particulier.

Toutefois, la préservation d’intérêts impérialistes, économiques et/ou géostratégiques, français (en particulier en Afrique) ne saurait à elle seule expliquer ces velléités d’indépendance à l’égard des USA et ses manifestations concrètes, que ce soit via la « politique arabe de la France »[1] (et la condamnation de l’agression israélienne de 1967), la reconnaissance de la République populaire de Chine, le retrait du commandement intégré de l’OTAN, etc. Il convient d’y voir aussi une manifestation de « l’esprit gaullien », une haute opinion de la « grandeur de la France » (ou de lui-même diront certains contradicteurs), de sa place dans les relations internationales, par de Gaulle.

L’autre pays européen à s’engager dans une voie originale fut la Yougoslavie. Dirigé par la Ligue communiste de Yougoslavie à partir de 1945, le pays était pourtant jusqu’en 1948 un État fédéral à régime socialiste amarré à l’URSS. Mais par étapes, entre 1945 et 1948, la dégradation des relations avec l’URSS conduisent à une rupture avec cette dernière sur fond de recherche d’une voie originale vers le socialisme reposant sur « l’autogestion »[2]. Cette rupture entraîne l’exclusion de la Ligue communiste de Yougoslavie du Kominform et un blocus économique contre la Yougoslavie de la part de l’URSS et ses alliés.

En réaction, La Yougoslavie titiste se cantonne à une stricte neutralité pendant la « guerre froide » et entretient de bonnes relations avec les pays d’Europe de l’Ouest. Une position dictée au moins par des considérations élémentaires de pragmatisme, ne serait-ce que sur le plan économique. Même si une normalisation des relations soviéto-yougoslaves s’opère quelques années plus tard, à l’initiative de Nikita Krouchtchev, le particularisme yougoslave, reposant sur la remise en cause titiste de la primauté soviétique dans le camp des pays socialiste et plus généralement dans le mouvement communiste, perdure.

Le positionnement original de la Yougoslavie repose en partie sur la personnalité et du prestige de son dirigeant de l’époque, Josip Broz Tito. Ce dernier fait de son pays en quelques années un pilier du mouvement des non-alignés, acquérant ainsi une audience internationale. Ce n’est donc pas un hasard si c’est à Belgrade que nait officiellement en 1961 le « mouvement des non-alignés » et que le maréchal Tito en devient le premier secrétaire général (1961-1964). La nouvelle organisation est surtout constituée de pays du « Tiers-Monde » et seuls deux pays européens en font partie, Chypre et la Yougoslavie.

Si l’implication de la Yougoslavie marque une volonté politique de Tito de refuser la logique de bipolarisation de la « guerre froide » et de faire peser son pays dans les relations internationales, elle marque aussi une sensibilité réelle à l’égard des luttes anticoloniales, vues comme un prolongement logique de la lutte antifasciste. Le diplomate Danilo Milic explique à ce sujet que « Tito et le noyau dirigeant yougoslave voyaient véritablement dans les luttes de libération nationales du tiers-monde une réplique de leur propre combat contre les occupants fascistes. Ils vibraient au rythme des avancées ou des reculs du FLN ou du Vietcong. »[3]

Ayant été un des plus farouches résistants à Hitler dans l’Europe occupée par les nazis, étant l’homme qui a osé dire non à Staline, Tito se positionne comme l’homme voulant combattre le colonialisme, et promouvoir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’égalité souveraine entre les États.

Le mouvement des non-alignés et ses avatars :

À partir de 1970, sous l’impulsion de la diplomatie yougoslave, les sommets des pays non-alignés vont s’institutionnaliser. Mais en parallèle naît en 1964 le « Groupe des 77 » (G77),  étroitement lié (voire imbriqué) au mouvement des non-alignés et devenu de facto aujourd’hui prédominant sur le plan institutionnel par rapport à sa matrice originelle.

Le « non-alignement » :

Pour Tito, les non-alignés sont le regroupement des pays qui n’avaient rien à gagner dans le conflit entre les États-Unis et l’URSS. Le but de l’organisation, tel que défini dans la « déclaration de la Havane » de 1979 est d’assurer « l’indépendance nationale, la souveraineté, l’intégrité territoriale et la sécurité des pays non alignés dans leur lutte contre l’impérialisme, le colonialisme, le néocolonialisme, la ségrégation, le racisme, et toute forme d’agression étrangère, d’occupation, de domination, d’interférence ou d’hégémonie de la part de grandes puissances ou de blocs politiques » et de promouvoir la solidarité entre les peuples du Tiers-Monde

Si le mouvement des non-alignés naît officiellement lors de la Conférence de Belgrade de 1961, il puise ses origines dans l’accord de Panchsheel conclu en 1954 entre l’Inde et la Chine, dans les conférences de Bandung (Indonésie) puis de Brioni (Yougoslavie).

La genèse du mouvement des non-alignés est à chercher dans l’accord de Panchsheel, aussi appelé « accord sur le commerce et les relations entre le Tibet chinois et l’Inde ». À l’issue de discussions débutées en décembre 1953, l’accord fut signé à Pékin le 29 avril 1954 par Chang Han-Fu, vice-ministre des Affaires étrangères de la RPC et Nedyam Raghavan, ambassadeur de l’Inde en Chine. Le préambule de l’accord comporte cinq principes, qui deviennent la base de la politique étrangère de l’Inde, mais aussi une source d’inspiration pour le futur mouvement des non-alignés. Il s’agit des principes suivants : respect mutuel envers l’intégrité du territoire et la souveraineté de chacun ; non-agression mutuelle ; non-interférence mutuelle ; égalité et bénéfice mutuels ; coexistence pacifique.

Dans la dynamique de ce rapprochement sino-indien est organisée la conférence de Bandung (en Indonésie) du 18 au 24 avril 1955,réunissant pour la première fois les représentants de vingt-neuf pays africains et asiatiques dont Gamal Abdel Nasser (Égypte), Jawaharlal Nehru (Inde), Soekarno (Indonésie) et Zhou Enlai (Chine). Cette conférence marqua l’entrée sur la scène internationale des pays décolonisés du « Tiers-Monde ». Nombre de ceux-ci, ne souhaitant pas intégrer les deux blocs qui se font face (menés par les États-Unis et l’URSS), choisissent le non-alignement. C’est de facto le moment fondateur du mouvement des non-alignés même si l’institutionnalisation ne se fera que quelques années plus tard à la conférence de Belgrade de 1961.

Les cinq puissances invitantes de Bandung (avril 1955) – l’Inde, Ceylan (l’actuel Sri-Lanka), le Pakistan, la Birmanie et l’Indonésie – souhaitaient convaincre d’autres pays de les rejoindre dans leur position commune contre les essais nucléaires, la politique des blocs et le colonialisme, les inviter à prendre part à la création d’une zone de paix fondée sur les principes de la coexistence pacifique et appuyer l’admission de la République populaire de Chine aux Nations-Unies. A noter que la Yougoslavie ne participe pas à la conférence de Bandung. Mais dès l’année suivante, la tenue d’une conférence tripartite à Brioni entre Tito, Nehru et Nasser marque le ralliement de la Yougoslavie à la démarche de Bandung,

En quelques années, l’expertise diplomatique yougoslave permet à ce pays d’acquérir au sein du mouvement des non-alignés un rayonnement international. Ce n’est ainsi pas par hasard si le moment structurant du mouvement des non-alignés à lieu du 1er au 6 septembre 1961 à Belgrade, capitale de la Yougoslavie, et qu’elle débouche sur l’élection du maréchal Tito comme premier secrétaire général de l’organisation internationale naissante. Lors de son discours ce dernier réaffirme que la conférence « n’a pas pour objet de créer un bloc » mais qu’elle vise au contraire à dénoncer « l’exclusivisme des blocs qui est un danger pour la paix mondiale ».

Vingt-cinq pays y sont représentés. Ce chiffre s’explique par la réticence de certains États du Tiers-Monde à s’associer à un mouvement vu comme penchant officieusement du côté du bloc communiste. De plus, il est exigé que chaque participant ne fasse partie d’aucune alliance militaire avec les États-Unis ou avec l’URSS. Ce principe connaîtra par la suite de nombreuses inflexions. Et plusieurs de ses membres ont été à un moment ou à un autre étroitement liés avec une grande puissance. L’organisation a dans les faits peu de cohésion, et est à un moment victime de son succès : en 2012, elle compte par exemple pas moins de120 États membres et 17 observateurs, ce qui la rend dans les faits d’autant plus perméable aux pressions des grandes puissances, en particulier ces dernières décennies à l’hyperpuissance américaine.

Toutefois, malgré ses limites actuelles, il convient de reconnaître au mouvement des non-alignés d’avoir vraiment tenté dans les années 70 d’influer dans le sens d’une plus grande prise en compte des intérêts des pays du Tiers-Monde. C’est ainsi que lors de la conférence d’Alger (5-9 septembre 1973), le mouvement initie un programme intitulé « nouvel ordre économique mondial » qui est adopté par consensus lors de l’Assemblée générale des Nations Unies le 1er mai 1974. Ce programme proposait des mesures concernant les matières premières, le financement du développement, l’industrialisation, les transferts de technologie et le contrôle des firmes multinationales. Cette initiative fut malheureusement mise en échec par le contexte de crise et l’opposition de fait des pays développés.

– Le mouvement des non-alignés et le G 77 : une filiation politique

Le « Groupe des 77 » ou G77 est une coalition de pays créée le 15 janvier 1964 pour promouvoir les intérêts collectifs, économiques et politiques, de ses membres et créer un rapport de forces plus favorable pour peser dans les négociations dans le cadre des Nations unies et d’institutions spécialisées qui y sont rattachés. Le G77 est fondé par la « Déclaration commune des 77 pays à la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) ». La première rencontre d’importance a lieu à Alger en 1967 : y est adoptée la Charte d’Alger et les bases de structures institutionnelles permanentes sont posées.

Le G77 s’inscrit dans l’engagement des Nations unies à promouvoir la démocratisation des relations internationales et en constitue un acteur essentiel. Il incarne l’aspiration des pays en développement à l’émancipation, à l’indépendance économique et politique et au développement, et à donner aux nations et aux États émergents situés à la périphérie des rapports de forces géopolitiques du moment un rôle sur la scène internationale. Il s’efforce d’unir les pays en développement afin que, en dépit de leur diversité, ils puissent peser sur les décisions internationales. En juin 2013, un sommet a lieu à Santa Cruz, en Bolivie, avec comme devise «  Pour un nouvel ordre mondial par le bien vivre ». L’organisation s’y fixe pour objectif d’éradiquer la pauvreté dans ces pays d’ici 2030.

Créée par 77 pays, l’organisation a grandi et compte actuellement 134 État membres. Néanmoins, elle continue à être désigné comme le G77 dans les négociations et sessions de l’ONU et agit aussi au sein de plusieurs de ses institutions spécialisées, telles que la FAO (Food and Agriculture Organization of the United Nations), l’ONUDI (organisation des Nations unies pour le développement industriel), l’UNESCO (United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization), le FMI (fonds monétaire international), la Banque mondiale, ou encore au sein du PNUE (programme des Nations unies pour l’environnement).

A noter que l’action du G77 au sein du FMI et de la Banque mondiale se fait à travers le « Groupe des 24 », un regroupement plus restreint d’États membres du G77 et désireux de coordonner leur position face au G8. Bien que le G24 soit en théorie limité à 24 pays membres, n’importe quel pays du G77 peut en pratique participer aux discussions. Directement ou via le G24, le G77 est implanté à Nairobi, Paris, Vienne et Washington, où sont défendus les intérêts du G77 dans les diverses instances et institutions spécialisées des Nations unies implantées dans ces villes.

Si on détaille les États membres du G77, on constate qu’il s’agit à quelques unités près aux États membres ou observateurs du mouvement des non-alignés. Cet état de fait, tout comme la grande proximité des objectifs que se fixent les deux organisations ne sont pas un hasard. A bien des égards le G77 a pu être vu comme une excroissance du mouvement des non-alignés, voire son « bras armé » au sein des Nations unies. Il s’agit toutefois bien de deux organisations différentes sur un plan juridique, même si les interactions sont nombreuses. On peut à cet égard parler de « filiation politique » entre le mouvement des non-alignés et le G77.

Depuis l’effondrement de l’ancien bloc socialiste, le mouvement des non-alignés tend toutefois aussi à marquer le pas. En effet, le passage d’un monde bipolaire à un monde unipolaire rend la notion de non-alignement plus délicate à appréhender. Ceci d’autant plus que l’augmentation sensible du nombre d’États membres fragilise la cohérence de la ligne politique en la rendant friable à une influence US devenue hégémonique. Dans les faits, l’action du G77, plus institutionnelle et concrète, tend depuis quelques décennies à supplanter celle du mouvement des non-alignés. Il y a toutefois formellement continuation juridique du mouvement des non-alignés et non absorption par le G 77. Mais l’institutionnel a dans un certaine mesure pris le pas sur le politique.

II) Face à l’unilatéralisme américain triomphant, une caducité des prétentions à la « troisième voie » et au « non-alignement » ?

L’idée a toujours plus ou moins existé dans la mentalité américaine que les États-Unis sont destinés à occuper une place spéciale parmi les nations du fait de son évolution historique, de ses institutions politiques et religieuses, car ce serait la première démocratie moderne et/ou car c’est un pays construit par des immigrés[4]. C’est ce qu’on a pu nommer « idéologie de la Destinée manifeste » ou encore « exceptionnalisme américain ».

La déclinaison actuelle de cette idée, « l’exceptionnalisme américain », est toutefois plutôt une création de la guerre froide qui a connu son summum après la dislocation du bloc socialiste et de l’URSS à tel point qu’on a pu parler de « nouvel ordre mondial » (A), un moment d’hégémonie et d’unilatéralisme US qui tend toutefois aujourd’hui à décliner depuis une décennie (B).

Le « nouvel ordre international », summum de l’hégémonie et de l’unilatéralisme US

Le concept de « nouvel ordre mondial » est un concept récurrent, et au sens très mouvant, en matière de relations internationales. Il est d’ailleurs utilisé par le mouvement des non-alignés dans les années 70. Toutefois, au début des années 90, cette notion est reprise à son compte par les dirigeants américains pour qualifier leur prétention à l’hégémonie internationale dans le cadre d’un monde désormais unipolaire[5] du fait de l’effondrement de l’ancien bloc socialiste.

Une politique étrangère américaine sans contrepoids pendant une à deux décennies et dominée par le prisme du « choc des civilisations »[6] :

L’effondrement du bloc socialiste à partir de 1989 et la disparition de l’URSS en 1991 font passer le monde d’une logique bipolaire à une situation d’hégémonie unipolaire en faveur des États-Unis d’Amérique. Dans ce contexte, les idées de « Troisième voie » et de non-alignement se retrouvent remises en cause : en effet, d’un point de vue purement logique, comment incarner une « Troisième voie » quand il conviendrait déjà d’en réinventer une seconde, et comment parler de non-alignement dans un contexte international devenu dans les faits unipolaire ?

Ce n’est donc pas une surprise de constater que les acteurs internationaux inspirés par ces notions sont de facto incapables de peser dans ce nouveau contexte géopolitique. Ainsi, si l’UE, poussée par l’Allemagne en particulier, profite de l’effet d’aubaine pour s’étendre vers l’Europe de l’Est, ce renforcement ne la pousse nullement à tenter de contrebalancer l’hégémonisme américain du moment. Au contraire même, les pays de l’Est qui adhèrent à l’UE dans la foulée de la chute de bloc socialiste, travaillés par des chauvinismes nationaux volontiers russophobes (alors pourtant que l’on assiste à une décennie de quasi-effacement de la Russie dans les relations internationales), se révèlent souvent encore plus atlantistes que ne l’étaient les États membres « historiques » de l’UE. L’augmentation sensible du nombre d’États membres au sein de l’UE conduit donc de ce fait au mieux à la paralysie en matière de politique étrangère dès qu’il s’agit de contester l’hégémonie US, au pire à faire pencher ses institutions dans le sens de l’alignement atlantiste.

De même, le mouvement des non-alignés est lui aussi victime de son succès et connaît une hausse sensible de ses effectifs qui conduit à la même paralysie face à l’émergence du « nouvel ordre mondial » sous domination américaine. Entre division et a atermoiements, et alors que la Yougoslavie se délite, laissant l’institution orpheline de l’un de ses membres les plus éminents, le mouvement des non-alignés est confronté à ses contradictions et à une difficulté plus générale à résister aux nombreux moyens de pression des USA sur nombre d’États membres. C’est ainsi que le mouvement assiste impuissant et quasi-atone au démembrement de la Yougoslavie et à une intervention militaire de l’OTAN hors cadre onusien en 1999 contre ce pays (ou ce qu’il en restait alors). A ce stade, la « Troisième voie » comme la prétention au non-alignement apparaissent dans le contexte d’impérialisme US triomphant comme des fantaisies inopérantes car devenues irréalistes.

Les deux décennies 1990 et 2000 sont une longue suite d’ingérences et d’interventions militaires des USA, de l’OTAN et parfois d’autres pays alliés, commencée avec la guerre du Golfe en 1991 avec l’aval onusien. Aval du Conseil de sécurité des Nations unies dont fera l’économie l’OTAN en 1999 avec « l’opération force alliée » lancée contre la Yougoslavie, court-circuitant ainsi un éventuel veto russe. L’humiliation est telle pour la Russie, incapable de peser sur le cours des événements (malgré les efforts méritoires de Primakov, alors Premier ministre mais dont lesdits efforts lui valent d’être démis de ses fonctions…), qu’elle entraîne à quelques mois d’écart la démission du Président en place, Boris Eltsine, en faveur de Vladimir Poutine, incarnant une ligne plus ferme à l’égard de l’Occident. Les années 2000 voient l’accélération de ces guerres sans fin conduites par les USA à travers le monde sous prétexte désormais de « lutte contre le terrorisme » suite aux attentats du 11 septembre 2001. Après l’Afghanistan en 2001, avec l’aval onusien et dans le contexte d’émotion liée aux attentats du 11/09, c’est au tour de l’Irak d’être envahi en 2003.

– L’invasion de l’Irak en 2003, un moment géopolitique charnière aux conséquences géopolitiques encore actuelles :

Si l’invasion de l’Irak en 2005 peut être vue comme le summum du « nouvel ordre mondial » né en 1989-1991, elle est aussi paradoxalement à la fois un moment fort de résistance au sein de la communauté internationale à l’unilatéralisme américain dont il est l’incarnation mais aussi de remise en cause des notions de « troisième voie » voire de non-alignement.

Sans entrer dans les détails, en 2003 les USA envahissent plus ou moins unilatéralement l’Irak (sous paravent d’une « coalition internationale » caricaturalement « à sa botte ») et ce malgré le refus du Conseil de sécurité des Nations unies d’avaliser cette intervention au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies. Il convient de rappeler à cet effet que si la discussion s’est beaucoup focalisée à l’époque sur le « veto français » au Conseil de sécurité de l’ONU contre les velléités bellicistes américaines (avec le discours marquant du Ministre des Affaires étrangères français Dominique de Villepin devant le Conseil de sécurité des Nations Unies[7]), cette opposition française était loin d’être isolée puisqu’une majorité des membres du Conseil de sécurité ont voté contre cette opération militaire en Irak. Y compris une majorité des membres permanents du Conseil de sécurité : en effet, outre la France, la Chine et la Russie ont émis un vote négatif.

Sur un plan purement juridique, il n’y a donc pas eu à proprement parler de « veto français » mais bien un rejet de la résolution US présentée devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Ce rejet est motivé par la faiblesse des arguments américains, qui apparaissaient déjà comme fallacieux, ce qui n’a fait que se confirmer a posteriori. Ceci que se soit concernant les accusations sur une prétendue connivence entre les autorités irakiennes et al-Qaïda que sur les toujours introuvables « armes de destruction massive » censées avoir été développées par l’Irak. Toutefois, malgré ce camouflet diplomatique, les États-Unis déclenchent la guerre et l’emportent très vite, forts d’une supériorité militaire écrasante et incontestable, faisant de facto de l’Irak un protectorat sous occupation américaine pendant des années.

Là encore, le mouvement des non-alignés ne brille pas. Et si l’Union européenne voit son honneur sauvé par son « axe franco-allemand », très en pointe contre l’intervention militaire US en Irak, force est de constater que c’est contre la volonté de l’écrasante majorité des autres États membres (en particulier des nouveaux membres d’Europe de l’Est…) et au corps défendant de ses institutions. Et dans les faits, force est de reconnaître que le discours de Villepin fut malheureusement un sursaut certes marquant mais éphémère de la diplomatie française, et surtout le « chant du cygne » de la politique étrangère gaullienne de la France. En effet, quelques années plus tard, en 2007, l’élection de Nicolas Sarkozy, surnommé « l’Américain », sonne le glas de la spécificité française en matière de politique étrangère[8]. En parallèle, le chancelier Gerhard Schröder est battu aux élections législatives de 2005 et cède la place à une Angela Merkel plus conciliante à l’égard des USA.

Face à des résistances émergentes, une tendance au déclin de l’hégémonisme US ?

L’incapacité du mouvement des non-alignés et l’absence de volonté de l’UE à peser face à l’unilatéralisme américain, ou encore la liquidation en France de l’héritage gaullien en matière de politique étrangère suite à l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy[9], furent fort heureusement compensées par la construction et l’émergence d’autres résistances face au « nouvel ordre mondial » américain dans les années 2000, poursuivies et dans l’ensemble renforcées la décennie suivante.

– ALBA, OSC et BRICS :

Le premier pôle de résistance à l’impérialisme américain apparaît par là où on ne l’attendait pas : en Amérique latine. En effet, depuis le tournant impérialiste pris par la « doctrine Monroe » à la fin du XIXe siècle, les USA voient l’Amérique latine comme leur « arrière-cour ». C’est donc une franche surprise que de constater la prise de pouvoir par les urnes de la gauche latino-américaine quasiment partout en Amérique du Sud en quelques années entre la fin des années 90 et les années 2000, entre l’arrivée au pouvoir en 1999 d’Hugo Chavez au Venezuela et celles d’Evo Morales en 2006 en Bolivie et de Rafael Correa en Équateur en 2007. Cette tendance de fond a pour point d’orgue en 2003 le basculement à gauche à la fois du Brésil et de l’Argentine, les deux « géants » du sous-continent sud-américain.

Ce coup de canif dans le « nouvel ordre mondial » yankee vaudra à ces nouveaux dirigeants de gauche latino-américains et à leurs successeurs de connaître les pires affres des ingérences et déstabilisations, voire tentatives de coups d’Etats (parfois réussies…) « made in CIA » et à leur peuple bien souvent une rafale de sanctions économiques pour ce « crime de lèse-majesté ». Ce qui conduit en réaction nombre de ces pays à resserrer leurs liens avec Cuba, qui a tenu le flambeau de la résistance à l’impérialisme US en Amérique latine quasi-seul pendant quatre décennies malgré un blocus économique impitoyable. Ce changement dans l’environnement géopolitique latino-américain permet au passage fort opportunément au régime socialiste cubain de briser son isolement et de sortir d’une situation de quasi-asphyxie économique qui prévalait suite à la chute de l’URSS et du désengagement de la Russie de Cuba.

C’est de ce rapprochement que naît en 2004 à la Havane, initialement entre Cuba et le Venezuela, l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA, qui signifie « aube » en espagnol). Elle s’est constituée en opposition à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) alors promue par les USA. L’Alliance compte actuellement une dizaine de membres :Cuba, le Venezuela, la Bolivie, le Nicaragua, la Dominique, Antigua-et-Barbuda, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Sainte-Lucie, Saint-Christophe-et-Niévès, et la Grenade (dans l’ordre d’adhésion). La Bolivie s’en est momentanément retirée un an suite au coup d’État contre Evo Morales mais l’a réintégrée depuis le retour du MAS (le parti d’Evo Morales) au pouvoir. Le Honduras en a un temps fait partie entre 2008 et 2010 mais l’a quittée suite à un coup d’État militaire. L’Équateur en a fait partie entre 2009 et 2018 et l’a quitté suite à la trahison politique de Lenin Moreno[10].

L’ALBA est une organisation politique, culturelle, sociale et économique destinée à promouvoir l’intégration des pays de l’Amérique latine et des Caraïbes. Elle repose sur les principes de solidarité, de complémentarité, de justice et de coopération, et place l’être humain au centre de ses principes. L’ALBA assume des positions de défense des droits de la « Terre-Mère » et des droits de l’Homme ; pour le rétablissement de la Paix et pour l’autodétermination des peuples. Elle se veut constructrice d’un nouvel ordre international multipolaire. À ce titre, elle s’efforce de promouvoir et diffuser les coutumes, croyances et caractéristiques originelles et modernes des peuples membres de l’Alliance.

Sur le plan économique, l’ALBA vise à favoriser la logique coopérative plutôt que la création d’une zone de libre-échange avec les États-Unis, qui passe par un abaissement des droits de douane, voire leur suppression. Elle s’oppose ainsi directement au  « consensus de Washington » qui prônait dans les années 1990 la déréglementation et la mise en place de mesures néo-libérales. Plutôt que d’ordonner des privatisations, l’ALBA favorise au contraire le secteur public. La coopération s’exprime dans de nombreux domaines, en particulier de la santé (ainsi, l’opération « Miracle », lancée par Cuba et le Venezuela en 2004, a permis à plus de deux millions de personnes de retrouver la vue gratuitement), de l’agroalimentaire et de la culture.

Toutefois, l’action de l’ALBA est aujourd’hui très négativement impactée par les ingérences et déstabilisations de l’impérialisme US, en particulier les sanctions économiques américaines frappant Cuba mais aussi le Venezuela, et par un reflux électoral (semble-t-il passager) de la gauche latino-américaine. Fort heureusement, les difficultés du moment de la gauche latino-américaine ont pu être amoindries par l’émergence d’un autre pôle géopolitique de résistance au « nouvel ordre mondial » atlantiste en Eurasie, autour de l’axe sino-russe et autour duquel viennent se greffer au moins épisodiquement l’Inde, le Pakistan ou encore l’Iran.

Un développement spécifique sera fait sur la Chine par la suite, mais il n’est pas inutile à ce stade de revenir sur l’évolution de la politique étrangère russe entre les années 1990 et 2000. En effet, autant dans les années 90 la Russie a connu une tendance lourde à renoncer à toute velléité d’opposition à l’impérialisme US autant les années 2000 et surtout 2010 ont vu ressurgir avec force l’antagonisme géopolitique avec les USA. Les promesses non-tenues à l’égard de la Russie, par exemple l’extension de l’OTAN aux anciens pays du bloc de l’Est et jusqu’à ses frontières, sont pour beaucoup dans ce durcissement dans la politique étrangère russe. Un autre facteur explicatif étant le changement de leadership russe en 1999-2000, voyant le très pro-occidental Boris Eltsine remplacé par un Vladimir Poutine beaucoup plus porté vers l’option eurasienne (ou « doctrine Primakov »).

L’Organisation de coopération de Shanghai s’inscrit donc dans le tournant progressif vers l’Asie de la politique étrangère russe depuis le milieu des années 1990. À l’origine de cette réorientation, la « doctrine Primakov », du nom du ministre des Affaires étrangères russe de 1996 à 1998, implique entre autres de conduire une diplomatie triangulaire en nouant des liens forts avec la Chine, de manière à retrouver des marges de manœuvre dans les relations avec l’Occident, dans une période d’unilatéralisme américain où les Russes subissent plus qu’ils ne sont acteurs de leur destin. À cet effet, un « partenariat stratégique » est noué avec la Chine dès avril 1996 par Boris Eltsine. Les accords signés portent sur le nucléaire civil, l’exploitation des ressources énergétiques, l’industrie de l’armement et le commerce. Les deux parties se fixent aussi comme objectif de régler leurs différends relatifs à leur frontière commune longue de 4 250 km.

Le partenariat stratégique initié avec la Chine en avril 1996 est immédiatement étendu sur un plan régional par l’instauration du « Groupe de Shanghai » dont sont membres, outre la Russie et la Chine, trois États d’Asie centrale : Kazakhstan, Kirghizistan, et Tadjikistan. Il s’agit en premier lieu pour les cinq pays de mettre fin aux tensions sur leurs longues frontières, et en second lieu de stabiliser la région d’Asie centrale considérée comme un enjeu commun de sécurité au regard notamment de la montée d’acteurs terroristes et extrémistes dans la région. Plusieurs accords de règlement des conflits frontaliers sont signés entre 1996 et 2000 par la Chine avec les autres pays membres. Les relations sino-russes prennent de l’ampleur dans le domaine énergétique, économique mais aussi en matière politique. Les deux puissances s’appuient réciproquement l’une sur l’autre. Pour peser en Europe, la Russie cherche des soutiens du côté de la Chine, qui de son côté utilise son partenariat avec la Russie pour diversifier son approvisionnement énergétique et contrebalancer l’influence des États-Unis en Asie-Pacifique.

Les relations bilatérales entre la Russie et la Chine et celles entre les cinq pays du Groupe de Shanghai franchissent une étape importante en 2001 : d’une part avec le Traité sino-russe de bon voisinage, d’amitié et de coopération ; d’autre part, les cinq du Groupe de Shanghai sont rejoints par l’Ouzbékistan, pour devenir l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) dont les priorités demeurent la sécurité collective et la lutte contre le terrorisme, les séparatismes et les extrémismes. L’OCS est donc à l’origine créée pour des raisons sécuritaires et économiques strictement régionales et non comme un outil d’opposition à la présence des États-Unis en Asie. Cependant, l’OCS est progressivement devenue l’une des tribunes privilégiées de la Russie et de la Chine pour manifester leur solidarité politique face à l’hégémonisme des États-Unis.

L’évènement le plus important dans l’évolution de l’OCS est son élargissement à l’Inde et au Pakistan en 2015. La genèse de l’initiative remonte à 1998 quand, lors d’une visite officielle en Inde, Primakov promeut l’idée d’un axe Moscou-Pékin-Delhi, dans le but de renforcer l’impact du partenariat stratégique noué par la Russie avec la Chine. L’idée n’aboutit pas dans l’immédiat en raison des tensions persistantes entre la Chine et l’Inde et aussi parce que cette dernière ne veut pas afficher une stratégie trop ouvertement anti-américaine. La situation évolue en 2012 avec l’annonce par Poutine d’un « pivot stratégique vers l’Asie ». Le président russe met l’accent sur le rôle international de la Chine et de l’Inde et sur l’importance de la région Asie-Pacifique. Cette nouvelle orientation remet la coopération entre la Russie, la Chine et l’Inde au centre de l’agenda géopolitique russe. La crise ouverte avec les Occidentaux résultant des événements en Ukraine en 2014 renforce encore ce tournant vers l’Asie.

L’admission de l’Inde dans l’OCS s’accompagne de celle du Pakistan. Ainsi, l’équilibre interne de l’Organisation n’est pas modifié et la Chine préserve ses relations en plein développement avec le Pakistan et l’OCS accroît encore sa crédibilité en tant que forum politique majeur alternatif des organisations dominées par les États-Unis. Après l’adhésion de l’Inde et du Pakistan, les huit pays membres de l’OCS représentent plus de 60% de la superficie du continent eurasiatique, environ 50% de la population mondiale et plus de 20% du PIB mondial.[11] Les objectifs de l’OCS sont ainsi définis  : renforcer la confiance mutuelle et des relations de bon voisinage entre les États membres ; faciliter la coopération entre ces États dans les domaines politique, économique et commercial, scientifique et technique, culturel et éducatif, ainsi que dans les domaines de l’énergie, des transports, du tourisme et de l’environnement ; sauvegarder la paix, la sécurité et la stabilité régionales ; œuvrer à la création d’un nouvel ordre politique et économique international, plus juste et démocratique.

Une jonction entre ces deux pôles régionaux de résistance au « nouvel ordre mondial » atlantiste s’est faite un temps via les BRICS, groupe de pays comprenant le Brésil (alors dirigé par des Présidents de gauche : Lula puis Dilma Rousseff), la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique-du-Sud et qui tiennent des sommets réguliers depuis 2009 (sans l’Afrique-du-Sud) et 2011. Mais si les premiers sommets ont soulevé de forts espoirs de voir les BRICS incarner un contrepoids au « nouvel ordre mondial » sous domination US, ces espoirs ont été malheureusement douchés avec l’arrivée au pouvoir de l’atlantiste Jair Bolsonaro au Brésil. De fait, si les ambiguïtés de l’Inde à l’égard des USA pouvaient être canalisées jusque-là, la trajectoire anti-impérialiste du groupe s’est alors trouvée brisée en plein vol. Il n’est toutefois pas exclu qu’elle puisse reprendre son cours dans les années à venir en cas de nouvelle alternance politique à gauche au Brésil.

– L’émergence de la Chine comme nouvelle première puissance mondiale : une nouvelle « guerre froide » en vue ou une chance pour l’émergence d’un monde multipolaire ?

Force est de constater qu’un pays longtemps vu comme « émergent » apparaît en passe (si ce n’est déjà fait) de devenir la première puissance économique mondiale : la Chine. Si on est honnête, il conviendrait d’ailleurs de dire « redevenir » . Car en réalité, la Chine a été la première puissance mondiale durant la majeure partie des vingt derniers siècles, de l’Antiquité jusqu’à la révolution industrielle. Jusqu’au XVIIIe siècle c’est également en Chine qu’on trouvait le niveau de vie le plus élevé de la planète. La Chine n’est donc pas à proprement parler une « puissance émergente » mais plutôt une grande puissance sur le retour après une « éclipse » de près d’un siècle et demi.

Ce retour de la Chine au premier plan du concert des nations provoque incrédulité voire crispation dans les pays occidentaux. Beaucoup y projettent en effet sur la Chine leurs propres turpitudes passées ou actuelles, prêtant à la Chine leurs propres visées expansionnistes et impérialistes. Rien n’est plus faux : par le passé, même quand la Chine était la première puissance mondiale, elle n’a jamais fait spécialement preuve de velléités expansionnistes au-delà de ses frontières et encore moins d’appétits impérialistes vers des horizons plus lointains. Aujourd’hui, la Chine est avant tout un pays désireux de restaurer et défendre son intégrité territoriale, mise à mal par les « traités léonins » imposés par les anciennes grandes puissances européennes au XIXe siècle suite aux « guerres de l’opium ». Ce n’est qu’à cette aune que peuvent se comprendre les crispations de la Chine concernant sens marges (Tibet et Xinjiang), Hong Kong ou encore Taïwan (qui se définit, rappelons-le, comme étant la « République de Chine » et est donc actuellement le dernier démembrement de la Chine sur lequel la République populaire de Chine n’a pas restauré sa souveraineté territoriale).

Il convient sur ce plan de se distancier des campagnes de propagande sinophobes, dont force est de constater qu’elles tiennent plus du fantasme voire de l’inversion accusatoire que du factuel, préparant la population occidentale à une nouvelle « guerre froide » avec la Chine : réticente aux idées abstraites, la Chine admet volontiers qu’il n’y a pas de recette toute faite et ne cherche nullement à « imposer son modèle » ; la centralité de la Chine dans l’imaginaire impérial chinois a conduit ses dirigeants à s’occuper d’abord de ses citoyens et de leur bien-être avant de s’intéresser au reste du monde ; si la Chine est un empire autocentré pacifique, c’est que le pacifisme de la Chine est l’envers de sa réussite économique (tandis que le bellicisme exacerbé des USA ces dernières années serait plutôt le reflet de leur déclin) ; contrairement à l’Occident, la Chine inscrit ses politiques dans le temps long, sans se laisser subjuguer par la dictature du court terme ; quand on interroge les Chinois, la lutte contre la pauvreté mais aussi contre la corruption sont les premières avancées mises au crédit des autorités chinoises actuelles[12].

Pays le plus peuplé au monde, troisième en terme de superficie, le retour de la Chine au premier plan au niveau international, au-delà des relents de « guerre froide » qu’elle génère de la part d’un Occident frustré de voir plusieurs siècles de prédominance mondiale s’achever, pourrait constituer une chance unique pour l’émergence d’un monde multipolaire reposant sur des relations internationales assainies et reposant sur le multilatéralisme. C’est d’ailleurs une réalité tangible sur l’année écoulée au vu de l’investissement de la Chine en terme de solidarité internationale dans la lutte contre le COVID-19 : nombre de pays en voie de développement, ont ainsi bénéficié de centaines de millions de vaccins chinois gratuits. Dans les faits, « en solo, la Chine fournit 70 % des vaccins pour les pays en développement »[13].

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En définitive, face à la « guerre froide » entre d’une part les USA et leurs alliés et d’autre part l’URSS et les siens, certains pays ou groupes de pays ont pu faire le choix de la neutralité, ou du moins afficher des velléités en ce sens (sans que ces intentions affichées n’aient forcément de vraie traduction concrète pour un certain nombre d’entre eux). C’est en particulier le cas du mouvement des non-alignés, qui a constitué l’expérience la plus aboutie, aussi imparfaite soit-elle, dans ce sens. Mais la dislocation du bloc socialiste et de l’URSS entre 1989 et 1991 porte l’exceptionnalisme américain à un niveau inégalé, à tel point qu’on a pu évoquer un « nouvel ordre mondial » marqué, par l’hégémonie américaine, qui couvrirait au minimum les années 1990 et 2000. Ce moment d’hégémonie et d’unilatéralisme US tend toutefois aujourd’hui à décliner, depuis l’apparition dans les années 2000 de résistances plus structurées à l’impérialisme US, avec une tendance à l’accélération de ce déclin dans les années 2010, qui s’est manifestée par exemple par son incapacité à venir à bout de la résistance de la Syrie dans la guerre par procuration que les USA et ses alliés lui ont livré. Cette résistance fut possible grâce entre-autres à l’appui de la Russie et de la Chine, dont la montée en puissance constitue un espoir de voir émerger et un monde multipolaire et des relations internationales reposant enfin sur le multilatéralisme. Ce rééquilibrage dans les rapports de forces internationaux a toutefois pu entraîner en réaction de la part des USA, surtout ces dernières années sous Donald Trump, un durcissement de l’unilatéralisme américain et une fuite en avant belliciste.

Répondant à la campagne de propagande sinophobe venue d’Outre-Atlantique et à ses relais belges, c’est à juste titre en juillet 2021 que le député belge Raoul Hedebouw dénonce donc ce qu’il qualifie de « nouvelle guerre froide que Joe Biden veut mener contre la Chine » . Il ajoute, à la tribune de la Chambre de représentants de Belgique : «Le budget militaire américain est plus gros que celui des dix pays réunis qui le suivent dans le classement, à savoir la Chine, l’Inde, la Russie, l’Arabie saoudite, la France, l’Allemagne, le Royaume Uni, le Japon, la Corée du sud et le Brésil» ; relevant au passage « une longue histoire d’interventions [des USA] dans les affaires intérieures d’autres pays ». Et d’interroger, comme il le fait à juste titre : « Qui est un danger pour la paix dans le monde ? »

[1]Bernard Guetta, « Vie et mort de la politique arabe de la France », Libération, 2 mars 2011

[2]Catherine Samary, « La révolution yougoslave et l’autogestion », Le Monde diplomatique,‎ août-sept. 2009

[3]Jean-Arnault Dérens, « Au temps de la Yougoslavie anticoloniale », Le Monde diplomatique,‎ août 2018

[4]L’origine de cette théorie est attribuée à Alexis de Tocqueville, mais cette paternité demeure douteuse

[5]Toward a new world order, discours de George W. Bush devant le Congrès américain, le 11 septembre 1990

[6]Samuel Phillips Huntington, « Le choc des civilisations », éditions Odile Jacob (traduction française), 1997

[7]Intégralité du discours republié dans le Figaro du 8 avril 2014

[8]Rémy Ourdan, « WikiLeaks : Nicolas Sarkozy, “l’Américain” », le Monde, 30 novembre 2010

[9]Bernard Guetta, « Vie et mort de la politique arabe de la France », Libération, 2 mars 2011

[10]AFP, « Lenin Moreno, le président équatorien qui a rompu avec son mentor Correa », le Point, 9 oct. 2019

[11] Selon des statistiques officielles rapportées par l’agence de presse chinoise Xinhua, le PIB combiné des six membres fondateurs de l’OCS aurait atteint 12 630 milliards de dollars en 2017,  soit une multiplication par sept du niveau de 2001, et représente près de 16% du PIB mondial pour 43% de la population mondiale.  Durant la même période, leurs échanges commerciaux auraient également été multipliés par sept, totalisant 4 900 milliards de dollars en 2017.

[12]Bruno Guigue, « la Chine sans oeillères », Russia Today, 11 février 2019

[13]Hubert Testard, « Covid-19 : en solo, la Chine fournit 70 % des vaccins pour les pays en développement », Asialyst, 28 mai 2021

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